Jacques Perconte
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  6 avril 2021  
Thiery, Manon, Colloque Animation et Expérimentation.
Jacques Perconte et l’expérience du vivant : la compression vidéo comme technique d’animation des images
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Dans l'œuvre de Jacques Perconte, la compression vidéo fait apparaître un paysage vivant, qui développe une véritable puissance de renouvellement formel. La révélation des états naturels du paysage, de ce qui anime sa vie secrète, invisible et rendue visible, nous permet de penser la compression vidéo en tant que technique d’animation d’images numériques prises dans un temps qui est toujours un devenir. Outre l’expérimentation de la compression en temps réel dans certaines de ses pièces, Jacques Perconte réalise l’expérience d’une nouvelle sorte de magie visuelle, plus contemporaine, qui explore la poïèse de l’image numérique à travers le paysage alchimique. Véritable forme de montage, donnant à voir les dynamiques à l’oeuvre dans le paysage et dans l’image numérique, la compression déplace les limites formelles qui la situent; ainsi que l’affirme Jacques Perconte, « on ne voit plus l’image du paysage, on voit le paysage de l’image1 ». En considérant la compression comme un outil technique d’animation informatique dont il faut expérimenter, explorer tous les possibles, le cinéaste fait exister ses images dans plusieurs lieux, accessibles via des porosités intermédiales (pièces génératives, performances, installations in situ...), et apporte une importante picturalité à ses images, rompant ainsi les cases et les champs artistiques. Enfin, par cet usage particulier, artistique et détourné de l’encodage et de la compression, Jacques Perconte en dévoile l’existence politique, au service d’une « émancipation de la création d’images numériques en mouvement2 ». Comment la compression vidéo s’établit-elle en tant que technique d’animation des images, et quels sont ses liens avec l’expérience du vivant ?

la conférance est disponible ici : Manon Thiery, Jacques Perconte et l’expérience du vivant : la compression vidéo comme technique d’animation des images

Communication

Colloque Animation et Expérimentation

Jacques Perconte et l’expérience du vivant : la compression vidéo comme technique d’animation des images 

par Manon Thiery

doctorante - RIRRA21 - Université Paul-Valéry Montpellier

Dans l'œuvre de Jacques Perconte, la compression vidéo fait apparaître un paysage vivant, qui développe une véritable puissance de renouvellement formel. La révélation des états naturels du paysage, de ce qui anime sa vie secrète, invisible et rendue visible, nous permet de penser la compression vidéo en tant que technique d’animation d’images numériques prises dans un temps qui est toujours un devenir. Outre l’expérimentation de la compression en temps réel dans certaines de ses pièces, Jacques Perconte réalise l’expérience d’une nouvelle sorte de magie visuelle, plus contemporaine, qui explore la poïèse de l’image numérique à travers le paysage alchimique. Véritable forme de montage, donnant à voir les dynamiques à l’oeuvre dans le paysage et dans l’image numérique, la compression déplace les limites formelles qui la situent; ainsi que l’affirme Jacques Perconte, « on ne voit plus l’image du paysage, on voit le paysage de l’image1 ». En considérant la compression comme un outil technique d’animation informatique dont il faut expérimenter, explorer tous les possibles, le cinéaste fait exister ses images dans plusieurs lieux, accessibles via des porosités intermédiales (pièces génératives, performances, installations in situ...), et apporte une importante picturalité à ses images, rompant ainsi les cases et les champs artistiques. Enfin, par cet usage particulier, artistique et détourné de l’encodage et de la compression, Jacques Perconte en dévoile l’existence politique, au service d’une « émancipation de la création d’images numériques en mouvement2 ». Comment la compression vidéo s’établit-elle en tant que technique d’animation des images, et quels sont ses liens avec l’expérience du vivant ?

 Nature et animation : l’expérience du vivant

L’animation existe dans l’idée même de Nature. En effet, Marcel Conche développe, dans Présence de la nature (2001), une réflexion sur l’idée de Nature ; une nature, nous dit-il3, entendue par Aristote dans le livre II de la Physique, à la fois comme « mouvement », « génération » et

« acheminement vers la nature », c’est-à-dire vers elle-même, « vers la forme ». L’expérience du vivant rejoint l’animation dans son étymologie même, puisque le mot vient du latin anima, âme. En outre, rendre visible l’invisible de la Nature rejoint la technique d’animation qu’est le time-lapse telle qu’elle fut expérimentée en 1929 par Jean Comandon, pionnier du cinéma scientifique qui : « entreprend de filmer les végétaux en vues accélérées afin d’en observer la croissance et les mouvements très lents4. » Cette représentation accélérée du réel fait écho au travail de Jacques Perconte, qui joue lui-aussi sur la destruction et la reconstitution de l’image : sa pratique se développe toujours dans un processus de reformation de l’image, dans une volonté de mal faire fonctionner une image. Il réalise, via la compression vidéo c’est-à-dire l’utilisation de codecs (Compresseurs / DECompresseurs), la synthèse visuelle d’un mouvement secret, invisible, d’un paysage toujours pris entre la réalité d’une captation en prises de vues réelles et les virtualités que lui confèrent cette technique. Son travail rejoint également celui de Ladislas Starewitch, qui recompose le mouvement des insectes, puisque, ainsi que l’écrit Xavier Kawa-Topor : « D’une certaine manière, on peut avancer que Starewitch ne montre rien [...] qui soit invisible à l’œil exercé d’un entomologiste. Son tour de force réside ailleurs : rendre visible au cinéma ce qui ne l’était pas. Non par l’invention d’un nouveau dispositif technique ou optique mais par la mise en scène animée5. »

Composées de chiffres et de schémas, les notes du travail préparatoire de Jacques Perconte, dans ses carnets, apparaissent comme un scénario mathématique, un storyboard informatique. Les essais auxquels Perconte se prête trouvent ici les prémisses de leur existence matérielle. C’est aussi un travail relationnel entre l’homme, la machine et la nature, avec un artiste ordinateur du matériau. Il explique, à propos de ses films infinis : « Cette œuvre est animée par un programme que je recompose et affine à chaque nouvelle pièce. [...] Il génère le scénario du film. Ce sont les évènements du paysage filmé qui viennent agir sur la réalité technique de la vidéo. C’est de cette relation que nait la plasticité6. » L’image est considérée comme un être vivant, comme une

 organisation, une infrastructure vivante : chaque élément du paysage se comporte de manière organique, malgré la nature non-organique, profondément technique de cette image numérique, et la contamine. Ainsi, Perconte fait l’expérience du vivant car, nous dit Mario Alcaro, « le vivant est un centre de communication et un centre d’action7 », puis, citant Edgar Morin, dans le deuxième tome de La Méthode (1980), il précise: « Ce qui produit “l’unité fondamentale du physique, du biologique, du cognitif, c’est le calcul89». Perconte propose une nouvelle organisation de l’image par l’introduction, via la compression vidéo, d’un nouveau « calcul » qui ré-organise l’image à la fois dans son animation, mais aussi dans sa nature elle-même puisqu’elle rend visible une certaine réflexivité, une certaine conscience d’être une image numérique, informatique. Le travail que réalise Perconte sur la compression est autant un travail sur le mouvement que sur le temps :

« La compression est ce qui facilite le stockage et le transport des images (en mouvement ou pas) par la réduction de la quantité d’information qui les définissent. Cette réduction fonctionne souvent autant spatialement que temporellement. Pour garantir la lisibilité des contenus malgré les économies faites, des méthodes structurent et maintiennent la conformité avec l’original. En contrecarrant ces méthodes, on révèle la nature de ces images, et, quel que soit le mode de lecture, l’image que le spectateur voit est une actualisation du résultat d’un calcul. Que l’on aille vers le passé ou vers le futur, l’image continue sa course au présent et les moments s’interpénètrent. C’est là que commence le jeu avec ces images, le temps n’y a pas cours10. »

En outre, chacun des pixels qui la compose est parcouru d’une « activité de soi pour soi11 », qui est l’une des composantes, dans les recherches en immunologie, du vivant. Cela n’est pas sans rappeler l’invention de l’écran à épingles, « un dispositif qui joue de la lumière latérale et des ombres qu’elle fait porter sur une surface couverte d’épingles pouvant plus ou moins s’enfoncer, faisant apparaître ainsi des motifs tout en nuances ou en contrastes. En raison de la particularité du dispositif, et de l’immense travail de manipulation qu’il exige, l’animateur est appelé à modifier très progressivement l’image, épingle par épingle a-t-on envie d’écrire, plutôt que de lui en substituer une autre12. » À la manière de ce déplacement « épingle par épingle », Jacques Perconte peut manipuler l’image codec par codec, information par information, et celle-ci peut ainsi être animée pixel par pixel.

La compression comme technique d’animation des images et son rapport au réel

L’animation diffère son rapport au réel, ainsi que l’explique Xavier Kawa-Topor : « en photographiant non pas la vie dans le déroulement d’un présent, mais des artefacts (dessins, poupées, objets, silhouettes découpées, etc.) dans le temps arrêté de la prise de vues image par image, l’animation diffère volontairement son rapport au réel. Elle n’imprime pas la vie. Elle en insuffle l’illusion, par le mouvement des images, à la matière inerte13. » Jacques Perconte, quant à lui, tend à faire l’expérience du temps réel, notamment dans ses pièces performées et dans ses films infinis : ce temps réel est celui du devenir, un temps toujours pris dans un mouvement, dans une animation. Le travail de Perconte est, dit-il, « un projet formel en informations plutôt qu’en dessin ». Il « ne dessine pas des artefacts dans l’image », mais il « cherche à mettre en mouvement des infrastructures, les forces vectorielles de l’infrastructure de l’image, à les faire émerger de manière ontologique et à donner une vue de ce qui est en train de se passer en elle ». En quelque sorte, la compression vidéo redessine sans cesse le paysage à partir du flux d’informations qu’elle traverse. À travers cette matière informée, la compression serait ainsi un outil de vision, de visualisation, qui permettrait « la mise en mouvement de quelque chose d’invisible au départ ». Si, nous précise Gilbert Simondon, « les Alchimistes cherchaient [...] à fabriquer techniquement la vie14 », il s’agit plutôt, pour Perconte, de « ramener des traces du vivant dans l’image » ; ainsi, « nous ne sommes plus en train de voir un oiseau, mais l’image d’un oiseau à un moment donné ». Pour Perconte, « l’alchimie existe dans la relation » et la technique serait, entre tension et intuition, « un mode relationnel à la forme, dans lequel le cinéaste change et change ce qui est filmé15 ». À propos de son usage de la technique, Jacques Perconte précise être plus sensible à ce que Gregory Chatonsky nomme le second destin de la technique, qu’au premier destin de la technique qui serait alors « instrumentale », c’est-à-dire au service « d’une finalité déterminée par l’être humain16 ». Gregory Chatonsky développe ainsi son idée, qu’il termine sur l’importance du mouvement et de la relation : « Le second destin, qui est minoritaire, réside dans des pratiques artistiques qui considèrent la technique comme un environnement remettant en cause la séparation d’avec la nature. La technique est envisagée comme une matière dont on hérite et qu’il s’agit moins de soumettre à sa volonté pour lui donner une forme qu’on souhaite, que de suivre, de s’adapter, de se fondre pour que technique et humain s’épousent l’un l’autre. La technique n’est alors plus instrumentale, elle n’est plus l’anticipation des effets d’une cause en laquelle elle consisterait, elle est un environnement dans lequel on se meut17. »

Si Perconte fait l’expérience d’un filmage intuitif, il réalise également, dès la captation, un travail extrêmement technique : il utilise un téléobjectif pour capter les moindres détails des variations atmosphériques, il capte les mouettes en longue focale, il imagine des techniques hors- cadre, c’est-à-dire un travail sur l’extérieur de l’image, dans laquelle les couleurs sont alors croppées. Cet interêt pour les limites de l’image, nous le retrouvons dans Le Tempestaire (2020). Jacques Perconte explique :

« J’ai toujours été passionné par cet endroit physique du cinéma argentique : la zone où disparait l’image dans la vignette du cadre du phonogramme. C’est merveilleux ce qu’il se passe à la frange de l’image, là où elle apparait, là où elle entre dans le cadre. Mais c’est rare que l’on puisse assister au spectacle de cette vibration à la limite de l’image. Elle est généralement émargée, recardée. L’image qu’il reste est désespérément dénuée d’incertitude. Alors Le Tempestaire, dans son hommage au cinéma s’éprend de cette dimension. L’histoire racontée, c’est celle de l’image dans son contexte, entre elle n’est pas encore et là où elle disparait, entre là où la fenêtre s’ouvre sur le monde et le dialogue commence, et là où le support reste hors champ, purement et techniquement inerte. L’image numérique dans les standards où je la travaille est bâtie comme une unité. Ni dans l’espace, ni dans le temps, les zones ne sont réellement séparées les unes des autres. Le champ et le hors champ s’interpénètrent, l’avant et l’après glissent l’un dans l’autre18. »

La compression vidéo, dans le travail de Perconte, cherche ainsi à se jouer des limites, et orchestre par l’expérimentation plastique de la compression, via souvent des centaines d’essais, le glissement vers la forme, c’est-à-dire l’animation d’une zone invisible, une zone qui était alors originellement séparée de l’image ou enfouie en elle. Jacques Perconte s’emploie à travailler l’intérieur même de l’image numérique. Il ne s’agit donc plus, matériellement, d’une animation par déplacement horizontal, qui serait à l’image, par exemple, des films peints de Stan Brakhage ou du travail de Len Lye qui dessinait sur pellicule et qui, dans Trade Tatoo (1937), « montre la pellicule, le support même du film, à l'intérieur de l'image19. » Il s’agit plutôt d’une animation par déplacement vertical en ce que Perconte créé du mouvement depuis la nature même de l’image numérique, depuis l’intérieur de l’image que la compression comme technique d’animation révèle. En quelque sorte, cette technique de compression vidéo et cette idée d’intériorité rejoignent le travail que réalisait Stan Brakhage sur la lumière, à la différence qu’il l’effectuait sur un support argentique. Ainsi, comme le précise Patrick Barrès :

 « Pour travailler la lumière, il faut commencer par faire le noir, transformer la boite noire en laboratoire d’expériences [...]. Stan Brakhage met en concordance ces disponibilités à “recueillir la lumière” dans le chantier de recherches plastiques avec un flot continu d’aventures perceptives, “d’aventures rétiniennes de l’oeil” qui lui font travailler les couleurs en quelque sorte “de l’intérieur”. Il parle de la “vision des paupières internes”, de “sensations prismatiques” [...], “peindre des occasions minuscules sur les surfaces2021. »

Il s’agit, dans le cas de Jacques Perconte, de travailler la lumière à partir de la boite noire, c’est-à-dire agir directement sur la synthèse de l’image et de son mouvement afin que celle-ci apparaisse dans l’image même, dans la matière qui nous est donnée à voir. En outre, l’outil numérique qui sert à la captation cache la réalité des opérations qui participent de la fabrication de l’image numérique dans la black box : la synthèse de l’image numérique a lieu dans l’outil de captation vidéo lui-même. La synthèse en tant que réalité de l’image numérique est invisible dans l’image numérique lisse, industrielle, car l’industrie ne l’expérimente pas à des fins plastiques, sinon pour obtenir un rapport au réel plus mimétique et plus impressionnant (4K, 8K...). Perconte agit sur cette opération de dissolution et de reconstitution invisibles de l’image. Plutôt qu’une animation chimique, argentique, Perconte travaille une réalité alchimique qui expérimente et anime ce que Nicole Brenez appelle « des différenciations cinétiques incontrôlables22», des paysages alchimiques, métamorphes et qui convoquent une certaine picturalité. Jacques Perconte, cité par Vincent Sorrel, évoque cette métamorphose à propos de son projet de ré-appropriation du drone : « L’enjeu de cette ré-appropriation physique des machines et de leur langage trouve son origine dans ce moment technique d’une mutation où “ l’image n’est plus physique, mais mathématique. La physicalité d’une image en informatique, c’est la même physicalité qu’un son : on peut transformer un fichier texte, en fichier image ou en fichier son. [...] Prospectivement, et peut-être plus rapidement qu’on ne peut le penser, il sera aussi question d’imagination artificielle23.”24 »

Compression vidéo et premières expérimentations techniques de l’animation

Si Perconte nous parle ici du futur de la technique, c’est parce que l’idée de Nature et l’idée de Technique n’ont eu de cesse d’évoluer au cours des siècles, notamment à travers ces deuxinterrogations : qu’est-ce qu’un paysage, qu’est-ce qu’un objet technique ? Il nous semble, ici, intéressant d’évoquer la technique d’animation des images de Perconte en regard de celles qui ont permis de mener, dans l’histoire de l’image en mouvement, les premières expérimentations. De la décomposition du mouvement dans la chronophotographie d’Etienne-Jules Marey et Georges Demenÿ, en passant par l’animation du support qui constitue le zootrope de William George Horner, jusqu’à la recomposition du mouvement dans le cinéma d’animation : le processus se retrouve chez Perconte, à travers la déformation et la reformation de la matière numérique. En outre, dans le champ des expériences optiques qui se fondent sur une technique d’animation, intéressons-nous au praxinoscope : « En 1877, Émile Reynaud modifie le zootrope (il enlève les fentes et met à l'intérieur du tambour des miroirs réfléchissant chaque dessin) : c'est le praxinoscope (praxis : action, skopein : observer), qui fonctionne non pas sur la persistance rétinienne mais sur la fusion de deux images sur les miroirs25. » Plus encore, cette fusion caractérise le mouvement des images du cinéma d’animation puisque, selon Dick Tomasovic, dans le cinéma d’animation « les images n’existent qu’en fonction les unes des autres (…), les images se succèdent moins qu’elles ne s’enchaînent, se confrontent moins qu’elles ne se fondent les unes dans les autres26. » Il est intéressant de remarquer que, de la même manière, dans la technique de compression vidéo que travaille Perconte, deux images peuvent être retrouvées en celle qui est visible : « Les deux plans ne sont pas séparés, ils ne sont pas mélangés : ils sont dans le même fichier vidéo et rien ne les distingue l’un de l’autre. Mathématiquement, il n’y a aucune spécificité entre l’un et l’autre. C’est comme si la même image continuait27. » Le cinéma d’animation est autant un travail sur l’image que sur l’intervalle entre deux images et Perconte s’empare de cet intervalle pour en faire une image. Ainsi que dans les techniques d’animations plus traditionnelles, chaque image de ses films infinis existe en fonction de celle qui la précède. Il explique :

« Il y a une particularité : dans le fichier vidéo fabriqué qui sert de matière première, chaque image est une actualisation informatique de la précédente. [...] Le nouveau plan est une actualisation de l’ancien en termes de textures et de couleurs. Il s’opère une mise à jour plus ou moins progressive sous la forme d’une fusion entre les images du passé et celles d’un présent. Ainsi le film est un flux en constante modulation. (…) Constamment alimenté en images par le programme, le film se monte à l’infini28. »

 Ces films infinis sont les vecteurs d’une liberté qui permet l’introduction d’une indétermination faite de possibles : elle incorpore, nous l’avons dit, les virtualités de l’image numérique et à travers elles, celles de la vie du paysage. Ainsi, dans Avant l’effondrement du Mont Blanc (2020), Jacques s’empare de la montagne pour en faire un motif qui engage une interrogation sur le temps, ou plutôt, sur ce qui fait temporalité : le temps d’une Nature aux prises avec le flux d’une destruction orchestrée par l’être humain, celui de l’être humain qui travaille ce motif pour en préserver la présence, et qui en fait ainsi une archive. Le temps n’y a plus cours : la compression vidéo comme technique d’animation fait entrer l’image d’avant dans l’image d’après. Par l’utilisation de codecs de type mpeg dans Le Tempestaire (2020), Perconte fait l’expérience d’une nature tempétueuse, et dont les forces décuplées se retrouvent dans les contaminations formelles d’une couleur qui, grâce à la compression vidéo, traverse toutes les formes, toutes les matières, tous les éléments du paysage qui a été filmé. L’infrastructure de ce paysage alchimique s’en trouve modifiée, ainsi que celle des fichiers vidéos. La perte d’une partie du Mont Blanc, suite à l’effondrement de ses sommets au réchauffement climatique, fait écho à la perte, en informations, de ce qui a été compressé. La compression vidéo entendue comme technique d’animation des images fait ici, par conséquent, le lien politique entre l’expérience du vivant et la vie technique de cette expérience.

Un autre rapport au vivant et à la technique

Enfin, ainsi que le précise Alice Leroy, « les films de Perconte nous entraînent dans l’apprentissage sensible d’un autre rapport au vivant, fait de perceptions infimes, d’une vie secrète de la matière, révélée par un vitalisme de la technique29. » L’inscription de la technique dans une position philosophique vitaliste peut à priori étonner puisque sans la main de l’homme, il ne reste qu’un outil inanimé : la technique serait ainsi, dans l’oeuvre de Jacques Perconte, animée par une force vitale, et non plus le résultat d’un mécanisme, d’une action de l’homme. Précisons, tout d’abord, ce qu’est le vitalisme :

« Les uns, les vitalistes, [ne] voulant voir [dans les phénomènes de la vie] que des actions spéciales n’ayant aucun rapport avec les lois physiques ou chimiques ordinaires et s’accomplissant exclusivement sous l’influence d’une force particulière appelée vie, force vitale, etc. ; les autres, appelés matérialistes, iatro-

En outre, cette idée de vitalisme rejoint l’animation en ce qu’elle permet de « rendre visible le vivant aux yeux de l’homme : le procédé technique de l’animation ne révèle pas seulement l’invisible, il interroge l’anthropocentrisme de la perception31. » Ainsi, ces deux versants d’une même image que sont l’expérimentation et l’animation, nous mènent vers ce que l’on pourrait nommer une poétique de la physicalité. En effectuant le détournement de la technique de la compression, c’est-à-dire en faisant en sorte que la technique de la compression vidéo transgresse son usage industriel, en fasse l’objection, Perconte développerait une nouvelle forme de physicalité, c’est-à-dire de mise en présence de la Nature et d’expérience du vivant, libre des « lois ordinaires » auxquelles l’industrie soumettait la compression vidéo. Il y a dans les films de Jacques Perconte une forme d’épuisement de la nature par l’être humain, qui traduit à la fois la volonté prométhéenne de maîtrise technique, et qui est le symptôme de ces images numériques que l’on reproduit toujours plus et toujours plus vite, d’un système économique basé sur une logique de production capitaliste, de reproduction technique. En conclusion, dans l’oeuvre de Perconte, la compression vidéo comme technique d’animation est autant une puissance de renouvellement formel et matériel qu’un moyen d’interroger le vivant, à travers des enjeux écologiques et politiques. Il s’agirait peut-être, finalement, de redonner à l’image numérique une âme, que l’industrie du numérique semble avoir évacuée au bénéfice d’une reproductibilité technique et d’un mimétisme toujours plus grands, qui annihilent toute trace d’animation matérielle. Cette expérimentation de la compression vidéo fait également écho à l’apparition de nouvelles techniques et de nouvelles technologies, qui expérimentent de nouvelles formes de plasticités et de narrations, par exemples les techniques de capture de mouvement 3D grâce à des capteurs installés sur les acteurs, ou l’expérimentation du détournement du jeu vidéo : c’est par exemple le cas avec Martin Pleure, réalisé par Jonathan Vinel en 2017 à partir des images du jeu vidéo GTA. Elles font les mutations qui animent aujourd’hui à la fois le cinéma expérimental et le cinéma d’animation.

 

  1. Perconte Jacques, cité dans Olcèse Rodolphe, « Paysages traversés. Quelques films de Jacques Perconte édités chez Re:voir », Mediapart (Blogs), 26 février 2019. En ligne :

https://blogs.mediapart.fr/rodolphe-olcese/blog/080219/paysages-traverses-quelques-films-de-jacques-perconte- edites-chez-revoir [consulté le 14/10/2020]

  1. Perconte Jacques, « La défense des images pauvres », Horschamp, mai/juin 2019. En ligne : https://www.horschamp.qc.ca/spip.php?article831 [consulté le 14/10/2020]
  2. Conche Marcel, Présence de la nature, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 68.
  3. Kawa-Topor Xavier, Cinéma d’animation, au-delà du réel, Paris, Capricci Editions, 2016, p.16. 5 Ibid., p. 20.
  1. Perconte Jacques, « Films infinis », Technart, 31 janvier 2021. En ligne : http://www.technart.fr/_Text/Article.php? a=293&v=v [consulté le 21/03/2021]
  2. Alcaro Mario, « Le bios et la conscience », dans Stancati Claudia (dir.), Henri Bergson : esprit et langage, Bruxelles, Éditions Mardaga, 2001, p. 25.
  3. Morin Edgar, La Méthode Tome II : La Vie de la Vie, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 191.
  4. Alcaro Mario, « Le bios et la conscience », dans Stancati Claudia (dir.), Henri Bergson : esprit et langage, op. cit., p. 26.
  5. Perconte Jacques, cité dans Lacurie Occitane et Sauvage Barnabé, « Tête-à-queue de l’univers : à propos de l’exposition Time Machine », Débordements, 22 mars

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