Jacques Perconte
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  17 juin 2021  
Somaini, Antonio, La Haute et la basse définition des images : photographie, cinéma, art contemporain, culture visuelle, Mimésis, 2021.
Le flou, le net, et l’histoire des images matricielles
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La Haute et la basse définition des images : photographie, cinéma, art contemporain, culture visuelle
Paris : Mimésis, 2021, 380p. 21 x 14cm, (Images, médiums)
ISBN : 9788869762512. _ 34,00 €
Sous la dir. de Francesco Casetti, Antonio Somaini

 

[...] p94 :

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Fig. 28 Jacques Perconte, Uishet (sans titre n.5), film, 13’25’’, 2007

Nous trouvons une autre manière se réagir aux effets de standardisation et d’uni- formisation produits par la diffusion massive des principaux formats de compres- sion, dans l’œuvre de l’artiste français Jacques Perconte : une œuvre qui peut être considérée dans son ensemble – films, vidéos génératives, installations in situ, per- formances live, avec plusieurs collaborations avec des musiciens [1] – comme une vaste tentative de libérer les puissances plastiques du signal capté et codé par les technologies numériques, en situant sa propre pratique dans une tradition tout autre par rapport à celle d’artistes comme Harun Farocki et Hito Steyerl, Thomas Ruff, Thomas Hirschhorn et Rosa Menkman. En intervenant dans la fabrique des fichiers numériques des images qu’il tourne lui-même au milieu de la nature – devant la mer en tempête, à travers les bois et les forêts, à la montagne [2] – Perconte produit un vaste corpus qui, tout en explorant le domaine inépuisable des artefacts numériques, se relie de manière directe à toute une tradition picturale qui est celle de la peinture de paysage, du romantisme allemand et anglais, de l’impressionnisme français, avec toute l’attention que ces courants ont consacrée à la saisie et à la visualisation des vibrations optiques des éléments atmosphériques (nuages, vent, pluie, reflets de lumière). Dans son travail, ces artefacts pixelisés qui sont souvent considérés comme un défaut, une défaillance, un dysfonctionnement, deviennent au contraire les signes de la puissance plastique inépuisable de la surface pixelisée de l’écran, et le terrain le plus fécond pour une exploration des liens entre la maté- rialité du monde naturel et celle des médias optiques numériques. La dimension normative qui caractérise les standards de définition et de résolution est ici aban- donnée afin de « développer » (avec une référence à la signification de ce terme par rapport aux images argentiques [3] les fichiers numériques des images captées, en manipulant les algorithmes de compression pour sortir de toute structure figée et retrouver la contingence et l’instabilité des formes naturelles.

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Fig. 29 Jacques Perconte, Le Tempestaire, vidéo générative, durée illimitée, sonore, 2020

Dans le texte publié dans ce volume, intitulé « Bien plus fort que la haute défini- tion » et écrit en 2010, Perconte affirme sa tentative d’« écrire avec la force radicale de la matière numérique », une matière qui capte, traduit et encode « les vibrations de la nature, les ondulations de la lumière, à un certain moment, pendant un certain temps », mais qui le fait souvent à travers des programmes uniformes, standardisés. Sa démarche artistique a pour but celui de visualiser ces vibrations et ces ondula- tions naturelles à travers une exploration de la plasticité infinie des images numé- riques et des écrans sur lesquels elles se manifestent, en récupérant toute la richesse de signaux que les formats de compression s’efforcent de réduire, en séparant de manière arbitraire l’« essentiel » du « redondant ». C’est une démarche qui fouille dans les couches du numérique, qui détourne de manière bien maîtrisée les outils de compression et de décompression, mais qui laisse aussi de la place au bricolage, au hasard, à l’indétermination, à la surprise. Dans un entretien récent avec Vincent Sorrel, intitulé « Filmer la disparition de l’image » (2020), Perconte souligne le fait d’explorer « l’indétermination » du monde à travers celle du numérique, en cherchant « la magie imprévisible des formes, la vibration chaotique de l’univers » dans les artefacts libérés par ses interventions a posteriori sur la fabrique codée des images tournées auparavant. Au fond, il s’agit d’une nouvelle forme de réalisme, qui ne cherche pas à tisser une relation au réel à travers la « ultra haute définition » des caméras et des écrans les plus récents, mais plutôt à travers tout ce que les pixels permettent, en traitant la texture matricielle de l’image numérique comme une matrice de possibilités infinies.

La démarche de Perconte s’est consolidée au fil des années, à partir d’œuvres fondatrices comme le film Uishet (sans titre n° 2) (2005), dans lequel des images tournées dans l’embouchure d’un lac, au fur et à mesure qu’on s’aventure dans une végétation de plus en plus dense, commencent à se désagréger et à se déstruc- turer, en laissant proliférer des formes pixelisées, aux couleurs criardes [Fig. 28], qui surgissent comme les effets d’une vraie libération du signal. Quinze années après Uishet – après avoir exploré les textures d’une vaste variété de paysages qui incluent vues marines (Chuva, 2012), mers en tempête (Fagnet-Fécamp, 2018), fleuves agités par le vent (Ardèche, Sans titre n° 1, 2014), bois ombragés (Bois de la Belle Goutte, 2018), arbres qui frémissent (Àrvore da vida, 2013), souvent en utilisant une caméra qui avance à travers le paysage avec un avion (Alpi secon- darie, 2014, et toute la série d’œuvres consacrées aux Alpes), une voiture (Wester Essenside Fields, 2014), un bateau (Ving-neuf minutes en mer, 2016), un train (Après le feu, 2010) – Perconte réalise une pièce générative, Le Tempestaire (2020), qui naît d’une référence cinematographique précise : Le Tempestaire (1947) de Jean Epstein, un des films faisant partie de la série des « poèmes bretons », avec Finis Terrae (1928), Chanson d’Ar-Mor (1935), Les Berceaux (1931), L’Or des mers (1933), Mor’Vran (1930) et Les Feux de la mer (1948). Epstein réalise son film un an après avoir terminé un long texte dans lequel il syn- thétise plusieurs années de réflexions sur le statut de l’image cinématographique, et sa relation au temps : L’Intelligence d’une Machine (1946). Le cinéma y est décrit comme « une machine à penser le temps », et le film Le Tempestaire met en scène, en la confiant au personnage même du Tempestaire, la puissance plastique du ciné- ma dans sa relation au temps. Dans une séquence célèbre, le Tempestaire intervient sur la tempête à travers une bulle de cristal, et nous voyons à l’écran les effets de toute une série de techniques cinématographiques de manipulation temporelle – ra- lenti, accélération, arrêt sur l’image, inversion, le tout accompagné par le son éthéré des Ondes Martenot – qui interviennent dans le flux de la tempête jusqu’à l’arrêter. Après avoir filmé des images au Cap Fagnet en Normandie, en revenant sur un motif, celui de la vague, qui traverse une grande partie de son corpus, et qui a lui aussi des ancrages importants dans l’histoire de la peinture (Turner, Courbet), Perconte donne à son propre Tempestaire la forme d’une vidéo générative qui est sans cesse retravaillée par un logiciel, qui intervient sur chaque image de manière itérative et récursive, en faisant en sorte que, malgré le retour périodique de certains motifs chromatiques, jamais les mêmes images ne se repètent [Fig. 29]. La vidéo a donc une durée indéterminée, potentiellement infinie, et le spectacle qu’elle nous offre est celui d’une transition continue à travers tous les degrés de définition des images tournées au Cap Fagnet. Des images où parfois on reconnaît le mouve- ment incessant des vagues, leurs courants et contre-courants, tandis qu’à d’autres moments elles virent vers l’abstraction, en se désagrègeant et se destructurant en une myriade d’artefacts pixelisés toujours instables.

La plus récente des œuvres analysées dans ce parcours, la vidéo générative de Jacques Perconte souligne de manière exemplaire la générativité même de la ques- tion de la haute et de la basse définition des images. Une question qui puise ses racines dans la longue histoire de la polarité du net et du flou et dans celle des images matricielles, mais qui continue à se manifester, avec tous ses enjeux, dans une culture visuelle et médiale qui se transforme sans cesse.

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  1. http://www.jacquesperconte.com/

  2. Sur la manière dont Jacques Perconte interprète l’acte de filmer, voir V. Sorrel et J. Perconte,

Filmer la disparition de l’image. Entretien, 8 mai 2020, in B. Turquet, C. Zéau (dir.), Le

« direct » et le numérique. Techniques et politiques des médias décentralisés, Milano-Udine, Mimésis, 2021, à paraître. Une vaste séléction de textes sur l’œuvre de Perconte est disponible à l’adresse http://text.technart.fr/.

Ibid.

 



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