Jacques Perconte
Presse / textes / retour .

320
  2 mars 2022  
Morel, Josué, Critikat.
Numérique, Peinture Et Sorcellerie
FRAG fragment du document :: 5202 chars → 895 mots
MAG :: MAGAZINE CR :: CRITIQUE


→ L’article en ligne : /www.critikat.com/panorama...

→ Le document au format pdf


Et si les images numériques dessinaient, par leur malléabilité, une bifurcation du cinéma vers un horizon pictural ? Tentative de réponse à partir du travail de deux cinéastes, l’un hollywoodien, l’autre issu du champ expérimental : David Fincher et Jacques Perconte.

« Qu’est-ce que le cinéma ? » Depuis vingt ans, la généralisation de l’image numérique a remis sur le métier l’interrogation d’André Bazin et la première des réponses qu’il esquissait – l’ontologie de l’image photographique. « La photographie, en achevant le baroque, a libéré les arts plastiques de leur obsession de la ressemblance. Car la peinture s’efforçait au fond en vain de nous faire illusion et cette illusion suffisait à l’art, tandis que la photographie et le cinéma sont des découvertes qui satisfont définitivement et dans son essence même l’obsession du réalisme. Si habile que fut le peintre, son œuvre était toujours hypothéquée par une subjectivité inévitable. Un doute subsistait sur l’image à cause de la présence de l’homme. »[1] « Définitivement », finalement non, à moins de considérer, comme Jean-Louis Comolli, que le numérique n’est qu’une « image calculée » et contrôlable de la réalité, sortant de « l’inscription vraie » et « du cinéma » lui-même, et dont la potentielle transformation fait peser « comme une promesse ou une menace »[2]. Avec le numérique, on assisterait dès lors au grand retour du « doute » dû à « la présence de l’homme ».

Dans une longue parenthèse de Rose pourquoi, essai-enquête sur l’émotion suscitée par une scène de Liliom de Frank Borzage, le cinéaste Jean Paul Civeyrac creuse cette hypothèse d’une « menace » au fil de son étude des « épiphanies » : « Le surgissement épiphanique dans la durée d’un plan long (ou séquence) trouve aujourd’hui sa remise en cause radicale par la performance des trucages numériques. Si, en effet, jusqu’à une date récente, le spectateur pouvait se dire (et croire) que c’était dans l’épreuve d’une durée réelle, de son dépôt patient, capté lors du tournage, qu’un événement rare et bouleversant avait lieu, venant désorienter, réorienter le cours d’une scène (l’irruption d’un émoi sur un visage, l’apparition d’un brouillard dans un paysage, le surgissement d’un indressable papillon venant se poser sur l’épaule d’un acteur, etc.), il est aujourd’hui légitime de penser que rien n’a eu lieu véritablement et que tout a été truqué par ordinateur de façon parfaitement invisible, et que donc l’inattendu, l’inespéré, l’irréversible, l’insaisissable du réel, miraculeusement approchés dans le temps d’un plan, ont été remplacés par une forme stricte de contrôle démiurgique – ici, numérique – par définition hostile au phénomène épiphanique, puisque entièrement tourné vers lui-même, et dans la négation d’un dehors, de son émergence imprévisible – “le réel est ce qu’on n’attendait pas”, dit Henry Maldiney. Et c’est bien de cette manière que le trucage numérique nous a fait entrer dans une ère du soupçon” – où ce qui semble avoir eu lieu n’a peut-être en vérité jamais eu lieu. »[3]


[...]


Le grimoire

Il n’est pas anodin que le terme de « palette graphique » soit employé dans le champ des effets spéciaux et de la restauration, comme on parle bien de « retouches numériques » : cette manière de modifier les couleurs et d’intervenir sur les textures cultive un lien évident avec l’acte pictural. Un autre cinéaste, Jacques Perconte, permet d’étudier plus en profondeur cette proximité entre la peinture et l’image numérique, et plus loin de répondre à l’argument de Civeyrac sur l’impossibilité de cette dernière de toucher à « l’insaisissable du réel ». Au commencement, chez Perconte, il y a la photographie – littéralement dans Avant l’effondrement du Mont Blanc, qui s’ouvre sur une image argentique, mais aussi plus largement dans tous ses films, qui reposent en premier lieu sur une captation documentaire d’un paysage donné. L’usage de la compression numérique par le cinéaste n’a pas vocation à contrevenir à cet élan premier, mais à le creuser. D’où un lien avec la peinture, que le cinéaste a œuvré à entretenir, notamment avec Impressions, qui marche dans les pas des impressionnistes, ou la série des Or / Aor, inspirée par les toiles de Klimt : le dérèglement de l’image devient un moyen de retoucher le réel, pour en explorer le mouvement fondamental – par exemple, le ressac des vagues sur l’île de Madère. Sa méthode de travail en témoigne, puisqu’elle consiste à être au plus près des paysages, que Perconte filme lui-même (en plan fixe, sur une colline, depuis une fenêtre, à bord d’un train, d’un petit avion ou d’un bateau, etc.), avant de les retravailler devant un ordinateur. C’est tout à la fois un art du dehors et de l’atelier, de l’observation et de la reprise touche par touche. Le pixel se modèle tel un point de couleur. Mais au-delà de cet horizon pictural, le cinéma de Perconte dessine une autre voie, plus hybride encore, qui se rapprocherait d’une forme de « sorcellerie ».

Dans un court reportage de l’émission Tracks, diffusée sur Arte, un journaliste suit Perconte à Rotterdam, où il vit depuis quelques années, pour documenter à la fois son travail de filmeur (à l’extérieur) et de plasticien (chez lui, dans son studio). Un étrange secret de fabrication se dévoile alors : dans ses carnets, Perconte a consigné les paramètres de compression qu’il découvre par hasard, pour ensuite les réemployer telles des « formules » que contiendrait le grimoire d’un enchanteur. Le code devient alors la matrice de bugs qui révèlent le mouvement inhérent de ce qui est filmé, et pourtant invisible à l’œil nu. Le numérique produirait-il donc aussi, en parallèle d’une ère du soupçon dominée par les puissances du faux, un art « magique » transformant le réel pour figurer le surgissement, inattendu, de ce qui l’anime ? À son bureau, Perconte compare son travail à de l’alchimie, avant de préciser : « Ce qui se passe plastiquement dans mes images, c’est le résultat de ce que j’ai filmé et du mouvement qui est pris, du réel, par ma caméra. Tout cela explose, et c’est cette manifestation que je raconte. » Plus que le règne des démiurges étanches au réel, il est peut-être finalement venu le temps des sorciers.   

Notes
Notes
1 André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, 1976, p. 12.
2 Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel, Cinéma, mode d’emploi, Verdier, 2015, p. 18.
3 Jean Paul Civeyrac, Rose pourquoi, P.O.L., 2017, pp. 106-107.
4 À quelques rares exceptions près, comme dans The Social Network, où il est possible de distinguer dans un plan en extérieur la nature numérique du double d’Armie Hammer, qui joue les jumeaux Wincklevoss.
5 Guillaume Orignac, David Fincher ou l’heure numérique, Capricci, 2011, p. 76.
6 Ibid., pp. 17-18.
7 Joacquim Gasquet, cité dans « Cézanne et la vérité de la peinture » de Raymond Court, https://www.cairn.info/revue-etudes-2006-11-page-507.htm#no12
8 André Bazin, op. cit., p. 11.

à venir : pièces liées / périmètres articles / auteurs / médias / registres / ...
❤︎ / jacques perconte