Jacques Perconte
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  19 avril 2023  
Vaz, Robin, Les Inrockuptibles.
Jacques Perconte, le cinéaste qui ensorcelle les pixels
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Alors que l’exposition “Terre céleste” vient de débuter à la galerie Charlot, et que “Marée Métal” commencera bientôt au Lieu unique de Nantes, nous avons eu envie de revenir sur l’œuvre de Jacques Perconte, l’un des cinéastes les plus créatifs et avant-gardistes de notre temps.


Jacques Perconte, le cinéaste qui ensorcelle les pixels

par Robin Vaz

Publié le 19 avril 2023 à 11h21
Mis à jour le 20 avril 2023 à 10h36

“Ettrick” © Jacques Perconte

Alors que l’exposition “Terre céleste” vient de débuter à la galerie Charlot, et que “Marée Métal” commencera bientôt au Lieu unique de Nantes, nous avons eu envie de revenir sur l’œuvre de Jacques Perconte, l’un des cinéastes les plus créatifs et avant-gardistes de notre temps.

Paradoxalement, l’œuvre la plus vue de Jacques Perconte apparaît dans un film signé par un autre cinéaste. Pour Holy Motors, Leos Carax a fait appel au talent de Perconte afin de compresser numériquement un lent travelling qui sillonne le cimetière du Père Lachaise au lever du jour ; alors que la caméra avance entre les tombes, l’image se dissout progressivement dans un magma de pixels. Ce plan donnera lieu à un court-métrage à part entière : L.

La convocation de Jacques Perconte dans Holy Motors n’est pas gratuite, mais s’inscrit dans une réflexion sur l’évolution des images et du cinéma. Aux chronophotographies d’Étienne-Jules Marey en ouverture du film répond cette image numérique à la pointe de l’avant-garde cinématographique. Si Carax jette un regard assez méfiant et critique sur l’avènement du numérique (cf. cette désormais fameuse séquence de motion-capture), Perconte fait figure d’exception, en s’emparant de la technologie dominante pour y insuffler sa sensibilité artistique singulière.

Détournement

De Stan Brakhage à Peter Tscherkassky en passant par Jürgen Reble, tout un pan du cinéma expérimental n’a cessé d’attaquer directement la pellicule afin de rendre sensible les propriétés matérielles du médium cinématographique. Le geste artistique de Jacques Perconte s’inscrit pleinement dans cette lignée, mais au lieu de travailler l’image argentique, il s’en prend à la “matière” de l’image numérique.

Dans Avant l’effondrement du Mont Blanc, le cinéaste fait apparaître à l’écran les données informatiques qui constituent l’image numérique : une manière ludique de rappeler les conditions d’existence de ces images. Si contrairement aux cinéastes précédemment cités, il lui est impossible de brûler, gratter ou dissoudre chimiquement une image numérique, c’est grâce à la compression que Perconte peut attaquer ces données.

Cette intervention informatique constitue un véritable pied de nez à l’usage dominant du numérique au cinéma. Selon lui, l’informatisation de la caméra et de toute la chaîne de production du cinéma a limité et réduit la créativité des artistes : “Le numérique est une économie du confort et de l’empêchement. Les logiciels nous empêchent de découvrir des choses, les outils sont toujours là pour corriger les bugs. C’est une technologie de la correction, qui nous fait croire que l’invention peut se produire sans une profonde conscience du médium. Tu crois être créatif, mais en réalité tu ne fais que ce qui est prévu que tu fasses.

Perconte aborde donc le numérique comme un artisan, qui perfectionne sa technique et expérimente sans cesse pour repousser les limites de son outil. Plus de vingt ans de création lui ont permis d’inventer son propre style et ont fait naître une attitude singulière vis-à-vis de la technique : “Dans le numérique, il n’y a ni hasard, ni indétermination. C’est dans l’attitude que l’on a par rapport au médium que le hasard peut advenir. Il y a longtemps que j’ai décidé de ne pas travailler comme un ingénieur ou un mathématicien, mais comme un bricoleur. J’avance par essais et erreurs. Je fais entre 30 et 40 heures de compression par semaine avec des pics à 100 heures : c’est de là que proviennent mes connaissances et mon savoir-faire.” Avec ce rapport très fort à l’expérimentation et au bricolage, rien d’étonnant à ce que Jean-Luc Godard cite Après le feu dans Le livre d’image (Perconte, quant à lui, a réalisé en collaboration avec Nicole Brenez, Printtemps, un film en forme de cadeau d’anniversaire à JLG).

Du pigment au pixel : entre peinture et cinéma

En franchissant des limites technologiques que peu d’autres ont osé franchir, Jacques Perconte découvre un nouveau continent formel à explorer. Toutefois, cette expérimentation ne vise pas à la démonstration d’une quelconque virtuosité technique : elle consiste avant tout à délivrer aux spectateur·ices une expérience perceptive inédite et inouïe.

Il suffit de voir comment il redonne toute sa puissance plastique au déferlement d’une vague dans SalammbôDéjà, Jean Epstein saisissait la spécificité du médium en nous offrant une nouvelle perception du mouvement des vagues de la côte bretonne grâce à l’œil machinique de la caméra. Depuis, nous nous sommes habitué·es à ce motif ; notre regard et nos sens se sont émoussés. Le travail numérique de Perconte lui redonne son statut d’événement perceptif et physique ; alors qu’une vague s’écrase contre un rocher, l’explosion liquide est comme prolongée par la déflagration des pixels. Si le cinéma de Perconte est si précieux, c’est qu’il renouvelle notre appréhension du monde.

Les images sidérantes de Jacques Perconte ne tiennent donc pas à l’application d’un algorithme ou d’une même formule magique, mais naissent de l’interaction entre un médium et une sensibilité : “Quand je travaille une compression, je sais plus ou moins où je vais. Mais ce que je recherche, ce sont les surprises, lorsqu’en voyant le résultat, je découvre quelque chose que je n’imaginais pas forcément. Je vais alors essayer de les attraper, de les amplifier.”

Chaque compression est unique et s’adapte aux particularités de l’image pour saisir les propriétés picturales et plastiques d’un motif précis : dans Après le feu, elle s’attaque à la perspective d’un plan filmé depuis un train, dissolvant progressivement l’image dans le feu des pixels. Dans cette combustion chromatique, le cinéma s’approche de la peinture et les pixels enchantés par le vidéaste s’apparentent aux pigments du peintre.

Dans la série Or, les paysages sont comme trempés dans l’or de Klimt, tandis que le vol d’un oiseau vient dessiner dans le cadre des figures abstraites. Les images entrent en fusion, se dissolvent entre elles et se recomposent, comme lorsqu’un paysage urbain est tout à coup balayé par le courant d’un fleuve dans Impressions ou qu’une forêt écossaise est emportée par la mer dans Ettrick. Tel l’alchimiste qui change le plomb en or, Perconte transforme le glitch en un fascinant spectacle numérique.

À l’image de Terre céleste à la galerie Charlot, les expositions en galerie ou musée prolongent l’horizon pictural de son cinéma, en faisant côtoyer pièces vidéos et images imprimées. Le cinéaste nous explique que ces deux pratiques se nourrissent l’une de l’autre : “L’image imprimée et le cinéma participent d’une même ontologie de mon rapport aux images. En faisant des tirages, j’apprends beaucoup de choses que je répercute ensuite dans mes films et inversement.” Mais ces deux gestes sont toujours articulés à une pensée réflexive sur les spécificités et propriétés de chaque médium, si bien que le vidéaste refuse de tirer des images issues de ses films : “Les films ne sont pas faits pour être vus image par image mais faits pour l’impression de mouvement et la sensation de flux, alors que les images imprimées viennent aussi d’images en mouvement, mais ce sont des vidéos faites spécialement pour en extraire les images.

Ce perfectionnisme répond à une éthique profonde : “Il y a ce besoin de faire quelque chose de spécifique pour qu’elle soit la meilleure possible. Ça ne doit jamais être un produit dérivé ou accidentel. Dans le monde dans lequel on vit, qui est plus en plus rempli de choses qui ne sont pas faites, c’est-à-dire de choses automatisées ou faites au hasard, il est important d’aller à l’encontre de ce manque pour donner toujours le meilleur. C’est une manière de s’engager : prendre toutes ses responsabilités dans chacun des gestes que l’on produit à destination des autres. C’est extrêmement politique et essentiel aujourd’hui, contre tout ce qui est superficiel.”

Engagement(s)

L’engagement politique du cinéaste, explicite dans ses prises de parole, prend la forme d’une extrême et délicate attention portée à la nature. Mais ce rapport de l’homme à son environnement est de plus en plus menacé par l’essor de l’industrialisation et la transformation des paysages. Dans Silesilence, cette sensibilité écologique culmine lorsque Perconte filme le port de Rotterdam : le rouge vif des compressions donne l’impression que l’industrie écorche le paysage et que du sang numérique se répand dans le cadre. Comme la plupart de ses films, il est accompagné d’un texte : « Au-dessus des crissements du métal et des édifices qui percent le ciel : le silence et l’envol des oiseaux ne sont plus qu’une hypothèse. »

Des silhouettes humaines aux paysages urbains d’Ettrick ou Impressions, jusqu’aux voix off de Silesilence et de Salammbô, la présence de l’homme dans l’œuvre de Perconte est de plus en plus prononcée. À la galerie Charlot, elle prend la forme d’un texte signé du cinéaste, tandis que trois voix accompagneront les images diffusées lors de Marée Métal, l’exposition qui se déroulera du 23 juin au 3 septembre 2023 au Lieu unique de Nantes.

Selon Perconte, ce glissement esthétique serait avant tout politique : “C’est un revirement assez intense : jusqu’alors, je voulais rester en arrière-plan ; maintenant, j’élabore une adresse plus directe pour dire les choses en plus des images. Je pense qu’il y a une nécessité de parler, d’être en relation les uns avec les autres. La société construite avant nous arrive à un point de rupture et la seule solution, c’est d’être ensemble et de tous·tes vouloir changer les choses. Et pour ça, il faut parler.

Enfin, cet engagement politique passe aussi par le mode de diffusion de ses films : « Un film est fait pour être vu. Le rendre accessible fait partie de mon engagement. » Contre les lois du marché qui gangrènent le monde de l’art contemporain, Jacques Perconte met à disposition la quasi-totalité de ses œuvres gratuitement. Son site internet et sa page vimeo constituent une véritable mine d’or perdue dans les vastes territoires d’internet : on y trouve pêle-mêle des films, des pièces génératives, des impressions numériques, des live audiovisuels, des performances et nombreuses documentations… On peut se perdre des heures dans ce microcosme à part entière, qui regorge de certaines des plus belles images du cinéma contemporain.

Propos recueillis par Robin Vaz le 14 avril 2023.

Terre céleste à la galerie Charlot, jusqu’au 17 juin 2023. Rétrospective Si la nature au Frac Picardie d’Amiens, du 21 mars au 3 juin 2023. Blanc Mont Blanc au Musée-Château d’Annecy à partir du 26 avril. Marée Métal au Lieu unique de Nantes, du 23 juin au 3 septembre 2023.



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