→ L’article en ligne : www.filmlinc.org/films/fre...
À partir de 1924, au Vieux-Colombier à Paris (ombilic de la cinéphilie française, site du premier ciné-club), commença une série de conférences sur le cinéma assurées par les auteurs de la première avant-garde et fondées sur la projection de films ou d’extraits de films. Jean Epstein en donna une sur le cinéma d’avant-garde, et montra Coeur fidèle [1]. Il nous reste le montage effectué par Marcel L’Herbier à cette occasion, Le Cinématographe et l’espace. Causerie financière, prémices des histoires du cinéma par lui-même, qui aboutiront aux fresques de Al Razutis (Visual Essays : Origins of the Film, 1973-1984), Noel Burch (La Lucarne du siècle, 1985), Jean-Luc Godard (Histoire(s) du cinéma, 1988-1998) ou Gustav Deutsch (Film ist, 1998-2002). À mesure que s’accumulent les images et que s’en démultiplient les pratiques, les supports, les modes de diffusion, se développent aussi les initiatives analytiques et critiques. Une part d’entre elles se consacre à l’investigation sur les images de surveillance, instruments du contrôle social par vocation ou par asservissement subreptice : citons à cet égard Le Géant de Michael Klier (1983) ; les oeuvres essentielles de Guy Debord, Harun Farocki, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi ; les poèmes critiques de Bruce Conner (Crossroads, 1976) ou de Travis Wilkerson (National Archive V.1, 2001) tous deux à base d’archives visuelles militaires américaines. Un pan expérimental se consacre à l’étude plastique ou sémantique de la désinformation dans l’espace public, tel Mounir Fatmi métamorphosant les images télévisuelles que lui ont confié les habitants d’une cité (Dieu me pardonne, 2004), Jayce Salloum retournant sur les images des massacres de Sabra et Chatila ((As if) Beauty never ends, 2003) ou, sur un bord opposé, Peter Emanuel Goldman critiquant pas à pas le traitement du conflit israélo-palestinien par les médias américains (NBC Lebanon : A Study of Media Misrepresentation, 1983). Un autre grand pan des recherches se confronte au cinéma de façon endogène, sur un mode analytique (Ken Jacobs, Tom Tom the Piper’s Son, 1969-1971), historique (Thom Andersen, Los Angeles Plays Itself, 2003), polémique (Kirk Tougas, The Politics of Perception, 1973, Kali-Film, Wilhelm et Birgit Hein, 1988, les travaux de Yves-Marie Mahé), matériologique (Peter Delpeut, Lyrical Nitrate, 1990), élégiaque (Rose Hobart, Joseph Cornell, 1936), ou tout cela à la fois (la Trilogie CinémaScope de Peter Tscherkassky, 1996-2001). Notons que la décennie 2000 a commencé à faire retour sur les images de l’avant-garde elle-même, à l’instar de Stefani de Loppinot travaillant les images du Blow Job d’Andy Warhol (Blue Job, 2004), ou Peter Tscherkassky remployant Le Retour à la raison de Man Ray (Dream Work, 2001).
Ces artistes et bien d’autres (pour citer des recherches très différentes : René Viénet, Péter Forgà¡cs, Bill Morrison, Brahim Bachiri, Hartmut Bitomsky, Douglas Gordon, Augustin Gimel, Johanna Vaude…) alimentent par leurs propositions formelles l’affirmation de Pierre Restany : ‟ L’une des caractéristiques de l’avant-garde au XXe siècle est précisément celle-ci : l’autocritique du fait visuel, par ses inéluctables réactions en chaînes, a été déterminante dans tous les autres secteurs de la création. Les spécialistes du langage visuel ont une responsabilité capitale : ils conditionnent plus ou moins directement l’évolution et le renouveau de l’entière structure du langage contemporain” [2].
[...]
Satyagraha de Jacques Perconte est né de la même circonstance que À la barbe d’Ivan : chacun des deux films est en soi superbe, et leurs différences esthétiques offre spontanément un constat sur l’ampleur des ressources plastiques qui s’offrent aux cinéastes contemporains. “La Satyagraha ou ‘étreinte de la vérité’ (satya = vérité, agraha = saisie) est le principe de non-violence par la désobéissance civile que Mohandas Karamchand Gandhi a instauré. Que sont devenues les valeurs de Gandhi aujourd’hui ? Quel monde voulons-nous construire ? Le film ne donne pas de leçon, il n’explique pas, il ouvre un espace sensible et y glisse la questioné, explique Jacques Perconte à propos de Satyagraha. Artiste du numérique, Jacques Perconte travaille à infuser des idéaux politiques dans le fonctionnement même de l’image numérique. Comment ? Tout d’abord, par le principe qui structure sa recherche et qu’il résume en une paradoxale formule : ‟ Sculpter l’imprécision née des mathématiques ”, c’est-à-dire créer des programmes qui permettent d’engendrer l’image à partir d’ ‟ erreurs ” ou de déréglements dans la continuité des calculs de compression et de décompression. C’est le principe du ‟ glitch ” bien connu des musiciens, mais systématisé puisque Jacques Perconte s’en sert pour inventer des programmes entiers de création d’images. Ensuite, par son ancrage esthétique qui, au rebours de la domination du calcul, revendique les puissances de l’impression, au sens phénoménologique mais aussi pictural de ce terme. Je cite Jacques Perconte : ‟ pour la plupart de mes films, avant chaque image, il existe un phénomène vibratoire naturel d’une force magique, une lumière qui m’emporte. Un sentiment qui me déstabilise. Alors j’enregistre, tout en sachant que cela sera différent. Que je ne retrouverai jamais cette brise. Parce que la technologie ne saura pas voir ce que je vois, et qu’avec ses délicats défauts (ses spécificités) elle me permettra peut-être de révéler quelque chose d’où émaneront de nouvelles ondes fondamentalement reliées aux premières ”. Autrement dit, le travail de Jacques Perconte se consacre à relocaliser, relativiser et réinscrire l’arsenal technologique à sa juste place dans l’ergonomie humaine. Satyagraha constitue à ce titre un art poétique, qui voit soudain une syntaxe de pixels symboliser la chute d’un homme en même temps qu’un soulèvement émotionnel.
[...]
1. Essais et remplois : how to use classical images to enlighten actual fights
Al Attlal (Ruines) de Zoulikha Bouabdellah, France, 2009, 3’58, vidéo, coul et n&b
À la barbe d’Ivan de Pierre Léon, France, 2010, 10’, vidéo, coul
Satyagraha de Jacques Perconte, France, 2010, 5’, Film HD, coul
The End of the World Begins With One Lie de Lech Kowalski, France, 2010, 62’, DVCAM, coul
2. La fiction enchantée / The enchanted fiction
Nuit bleue de Ange Leccia, France, 2010, 86’, coul, 35mm
--
1 Cf le compte-rendu (très négatif) de Paul de La Borie, ‟ La vie corporative : le cinéma d’avant-garde ”, in Cinémagazine, 2 janvier 1925, p. 27-28
2 Pierre Cabane et Pierre Restany, L’Avant-Garde au XX° siècle, Paris, Balland, 1969, p. 10