→ L’article en ligne : /blogs.mediapart.fr/cedric...
[…]
C. L. : Comment apprend-on à écrire sur le cinéma expérimental ? Est-ce un acte politique ? Esthétique ?
R. B. : Je ne pense pas qu’il n’y ait qu’une façon (dans la construction des phrases du moins) d’aborder le cinéma expérimental. Il faut en connaître l’histoire et développer des analyses formelles, thématiques, en rapport avec les écoles spécifiques de ce mouvement (abstraction, films structurels, underground, cinéma pur, films de laboratoire). Certains films sont inséparables du traitement de leur matériau (les films abstraits ou structurels, ceux de Fouchard ou de Perconte), et se laissent difficilement appréhender par une écriture normée. On peut soit recontextualiser l’œuvre dans un ensemble qui la dépasse (par exemple la philosophie chez Vincent Deville [4], l’histoire chez Jean Mitry) soit avoir recours à la poésie comme certains, notamment dans les revues indépendantes (je pense à étoilements la revue du Collectif Jeune Cinéma aujourd’hui disparue), qui tentent de reconstituer, avec les mots, les divers glissements et tricotages des images. Méthode reprise dans À bras le corps http://www.abraslecorps.com/pages/magazine.php?id_mag=141&id_type=3. Écrire sur le cinéma expérimental est à la fois un acte politique et esthétique qui découle de ce dont on a parlé jusqu’ici pour le versant formel.
Les cinéastes expérimentaux – du moins en France – se situent généralement à l’extrême gauche par leur manière de travailler (en groupes, en collectifs, s’entraidant dans les laboratoires artisanaux) et leurs vision du monde. Des films de contestation politique ont été sélectionnés au dernier Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris : Archipels, granites dénudés de Daphné Hérétakis, élégie sensible sur l’état de la Grèce contemporaine ou L’Abbé Pierre de Pierre Merejkovski qui tente d’aller jusqu’au bout du discours politique et se heurte à la nécessité d’avoir un langage clair pour véhiculer un message politique : le film tente de saisir toutes les dimensions de cette aporie. Le festival s’est terminé par un ciné-concert du groupe les Scotcheuses qui ont présenté, de manière ludique, devant une salle pleine, deux films réalisés au sein de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (on y lutte contre l’implantation forcée d’un aéroport).
[…]
C. L. : Qu'est-ce que les progrès du numérique et Internet ont changé dans l'élaboration du cinéma expérimental mais aussi dans sa diffusion ?
R. B. : L’utilisation d’Internet ouvre sur tant de problématiques qu’il est difficile de répondre à cette question d’une façon directe. Le recours au numérique a d’abord permis d’achever certains films tournés en argentique de manière plus souple et moins onéreuse. Cela a donné le cinéma hybridé, défendu par Johanna Vaude dans les années 2000. Et à l’heure actuelle, peu de films sont proposés en argentique dans les festivals.
Pour répondre de manière détournée à votre question, je reviens à mon cas particulier. Avant de dîner pour la première fois avec mon éditeur, Guy Jungblut, en novembre 2010, j’étais allé voir un film rare du Suisse Claude Goretta. Les programmateurs de la salle n’avaient pas de copie 35 mm et s’étaient excusés, via un panonceau, de le projeter en format vidéo. Depuis, quasiment toutes les salles ne projettent qu’en numérique. Mais aujourd’hui, contrairement à ce qu’on pouvait penser en 1990, le numérique n’est pas un art à part entière (l’art infographique), mais un médiateur universel : l’art, la politique, la communication interpersonnelle, tout cela passe par la voie du numérique. Lorsque des « auteurs traditionnels » comme Philippe Garrel, Nuri Bilge Ceylan utilisent ce véhicule, cela ne transforme ni leur méthode de création, ni leurs thèmes. Lors d’une séance Scratch (au cinéma Action Christine), le cinéaste expérimental Patrice Kirchhofer disait que les nouveaux outils numériques, contrairement à ce qui se faisait il y a dix ans, permettent d’avoir (ou de retrouver) des définitions d’images proches de l’argentique. Je ne peux que prendre acte de ces métamorphoses. Je pense qu’on peut projeter des films partout, mais l’expérience de la salle ne doit pas disparaître. Et d’ailleurs, à Paris, les salles de cinéma sont souvent pleines, ce qui me fait dire que cette expérience ne disparaîtra pas.
Après des hésitations entre 2007 et 2012, je me suis aperçu que le langage du cinéma, et du cinéma expérimental, demeurait intact malgré son passage par (à travers) le numérique. Nous ne sommes plus à l’âge d’or d’Imagina (1981-2000) où la valeur d’une bande se jugeait à l’agressivité de ses déformations de pixels. Aujourd’hui, Jacques Perconte, qui travaille principalement sur la distorsion des images, adopte une démarche cinématographique (il n’appelle pas ses productions vidéos mais films) : la décomposition et la recomposition des images via une immersion forte dans la matière (l’univers du pixel est travaillé dans sa matérialité même ; on le pense à tort immatériel) débouche sur de troublants travaux visuels. Je décèle un cousinage entre (M) Madera de Jacques Perconte (2014) et Tahousse d’Olivier Fouchard et Mahine Rouhi (2001-2006), un des sommets du travail corps à corps avec l’argentique, tel que ces cinéastes l’ont porté au sein du mouvement des laboratoire artisanaux qui ont prospéré depuis le milieu des années 1990. Nous sommes à une période charnière et de nombreux défis nous attendent encore.
Il est certain que la diffusion sur le Net multiplie – via Vimeo ou Youtube, mais aussi via le site spécialisé Ubuweb (http://www.ubu.com/film/) – l’occasion de voir ces films. La disparition du DVD est programmée pour l’aube des années 2020. Conséquences : l’éditeur Re:Voir s’est déjà doté d’une plate-forme de visionnage en ligne (http://vod.re-voir.com/), le projet du Portail 24/25 qui devait mettre en ligne des films ou des extraits de films issu d’institutions et de coopératives a été, hélas, abandonné (http://lightcone.org/fr/news-237-2425fr-en-ligne.html). Internet, par la création de webzines, Objectif cinéma, Senses of cinéma, Culturopoing, À bras le corps, a favorisé l’écrit sur le cinéma expérimental, étant donné que ces nouveaux médias avaient une jeune audience – ou une autre audience – qui n’avait pas de préjugés concernant le cinéma expérimental.