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Pièce de Jacques Perconte installée dans l'ancienne Sacristie du Collège des Bernardins, Mistral est incroyablement bien reçue par des publics croisés, pour la plupart non initiés, non préparés à recevoir des propositions comme celles-ci, et dont on attendrait qu'ils expriment les a priori coutumiers sur l'art contemporain comme espace d'expression qui nécessiterait une explication préalable, plus ou moins technique, pour être compris. Ce que l'on constate au contraire avec cette oeuvre, c'est que quelque chose se perçoit d'emblée de sa simplicité, de son déroulement lent et patient, qui engage une dimension de méditation particulière. Il y a des effets très séduisants de ce travail, dans lequel se succèdent des couleurs plus ou moins vives, des formes plus ou moins abstraites, mais dont nous comprenons rapidement qu'elles nous engagent dans une certaine expérience du paysage. C'est une pièce que nous venons voir et revoir et dont nous ne pouvons pas faire le tour. Les échos très positifs qu'elle suscite tiennent sans doute au fait que, pensée pour le lieu où elle se déploie, aux dimensions mêmes du bâtiment qui l'accueille, nous pouvons l'habiter pleinement, nous pouvons nous y installer, tels que nous sommes et d'où que nous venions.
Dans cette installation, le son nous ancre dans une forme de naturalisme, que l'image rejoint par moment, quand les séquences vidéos sont elles-mêmes des vues concrètes de l'Ardèche. Le programme monte à la fois l'image et le son, prélève une séquence sonore de la même durée que la séquence vidéo, ce qui induit parfois le sentiment d'une très grande synchronicité. La simplicité de la scénarisation de Mistal participe de sa force. La seule chose qui soit déterminée à l'avance, c'est la durée de la séquence, et le nombre de fois où elle se répète, étant entendu que plus cette séquence sera courte, plus elle se reproduira un nombre de fois important. Ainsi, l'oeuvre peut se jouer à l'infini, à partir d'un fond de 5h45 d'images dans lequel puise le programme. Tout ce qui arrive dans l'ogive se produit à la lecture, et n'est finalement que l'expression d'un dysfonctionnement.
D'où vient que, dans Mistral, qui est une pièce qui se génère elle-même à l'infini, toutes les images produites soient belles, qu'il n'y ait pas d'accidents visuels qui soient irrecevables pour notre regard ? C'est peut-être, souligne Jacques Perconte, lié à la nature avec laquelle l'œuvre est en relation, qui est tout le temps belle. Si sophistiquée que soit en effet la technique ici mise en oeuvre, nous ne sortons à aucun moment de la nature. Les résultats, aléatoires, produits par le dispositif indiquent autant de manières différentes de regarder la nature et d'être en présence du paysage. Il n'y a pour ainsi dire pas d'inventions, tout ce qui arrive procède de la relation entre la caméra qui filme et la nature qui lui fait face. Les outils d'altération, dont l'usage paradoxal est d'abîmer les fichiers vidéos en réduisant, selon une logique en principe industrielle, la quantité d'informations qu'ils contiennent, cherchent à préserver une expérience du paysage. Mais pour que ce travail soit possible, il faut qu'il y ait dans les images quelque chose de délicat. L'aspect décisif de l'élément naturel tient donc essentiellement au tournage. Ce qui importe, ce sont les images tournées. Le reste, c'est de la production, de la technique. Celle-ci peut changer dans le futur, nous trouverons toujours les moyens de l'épuiser pour la mettre au service des images.
Ce que nous pouvons expérimenter ici, c'est une résistance de la nature telle qu'elle s'est elle-même mise en lumière, éclairée dans l'appareil de capture. C'est dans ces résistances là que la nature a lieu. Les outils de captation et les dispositifs de restitution sont des facteurs de manifestation d'une nature qui se retient, résiste, excède dans l'interpénétration des images les unes dans les autres. Et il ne faut pas entendre ici la nature dans le sens de son opposition courante à la culture, et dont le caractère problématique a été maintes fois soulevé — la notion de paysage étant de facto un concept culturel, comme celui de nature du reste — mais comme le référent qui dépasse toute intention, revient sans cesse, nécessairement, où s'originent toutes les images qui nous viennent dans ce travail et qui déterminent, en l'encadrant, la réception que nous en avons. Finalement, malgré le dispositif technique, qui semble renvoyer plutôt à la culture ou à l'industrie, il n'y a que de la nature, que Mistral donne à voir en en dissipant les apparences. Nous sommes ainsi introduits à une spiritualité de la matière enfin révélée. Tout serait différent s'il n'y avait pas d'abord le paysage, les éléments, la minéralité, les pierres, cette véritable plongée matérielle. Tout cela est très important pour l'expérience de la pièce.
Jacques Perconte pense sa relation au paysage comme une mise en échec de sa volonté, l'épreuve d'une impossibilité à filmer ce qu'il veut. L'appareil de capture ne peut pas saisir ce qui se passe. Il enregistre moins un paysage que les limites de sa capacité, les limites de son rapport au paysage. Il ne peut saisir que des traces, il reste borné à un économie industrielle. C'est le paysage qui induit le lâcher prise dont Mistral procède. Pour filmer un paysage, il y a deux options : soit l'artiste tord la réalité pour la faire correspondre à ses attentes, par exemple en produisant un rayon de lumière à l'aide de lumières additionnelles parce que le climat ou l'heure de tournage n'est pas propice au résultat souhaité, soit il prend ce qui se présente à lui et en fait la matière à partir de laquelle il pourra retrouver, avec ses outils, les conditions d'une expérience de son sujet. C'est ce que permet à Jaccques Perconte l'utilisation des logiciels, grand public et bons marchés, qui, lorsque leur fonctionnent est bien compris, permettent d'introduire dans l'image une puissante capacité d'expression. Le travail de Jacques Perconte se base sur la compression vidéo, dont le sens est de réduire l'information présente dans les fichiers vidéos pour faciliter leur stockage, leur transmission, etc., sans que l'opération technique ne laisse, en principe, de traces dans les images ainsi engendrées, pour que ne soit pas changée l'idée de l'image. A l'inverse, Jacques Perconte refuse d'améliorer cette idée de l'image, pour voir et comprendre ce que produisent concrètement ces opérations techniques, et ce qu'elles permettent en terme de manifestation visuelle : ces entrelacs d'images qui produisent de nouveaux registres d'expression.
La pièce se déploie dans l'ancienne sacristie du Collège des Bernardins, en vue de rencontrer une ogive du 14e siècle, dans une espace unique qui est marqué d'une antériorité religieuse décisive. Cette situation est-elle purement factuelle, qui n'apporterait qu'une occasion supplémentaire d'exposer une nouvelle pièce, ou dit-elle quelque chose du travail de Jacques Perconte ? Pour ce dernier, il y a plusieurs choses qui résonnent ici. S'il en est venu à faire des films de paysage, c'est qu'il commençait à trouver insupportable, au cinéma, de pouvoir toujours prévoir quand un plan allait s'arrêter et à quoi il allait donner lieu. Il voulait retrouver dans la pratique du film cette forme de lâcher prise dont Mistral est l'expression même. C'est finalement la question du temps dans l'oeuvre, qui a à voir avec une dimension spirituelle qui est importante pour Jacques Perconte. Le temps de l'oeuvre, mais aussi le temps que nous lui consacrons. Celle-ci doit nous permettre d'expérimenter une présence, ce à quoi le lieu est, dans ce cas, particulièrement propice. Par ailleurs, pour cette pièce, il y avait la volonté d'essayer de projeter de la pierre sur de la pierre, d'approfondir la minéralité dans l'image. Les prises de vues réalisées dans l'Ardèche semblaient tout indiquées pour creuser ces directions. Enfin, il s'agit avec cette installation de poser la question de l'élévation du regard. De fait, tout cela produit une sublimation : notre corps est dans l'espace même de la pièce, et notre regard dépassé, participe au flux. Et en même temps, il se passe quelque chose de très simple, presque naïf, une recherche qui peut faire penser au récent film d'Alain Cavalier, Le paradis.
Mistral diffère des films que Jacques Perconte réalisés pour les projections en salle de cinéma, dans lesquels la temporalité est autre. Les films faits pour la salle ont un caractère définitif, qui résulte d'un travail très minutieux, qui exploite toute la densité de l'information présente dans l'image. La question de l'enregistrement y est donc très importante. En installation, la pièce est toujours en train de se fabriquer elle-même, elle n'est jamais enregistrée, ce qu'elle nous donne à un moment donné ne peut pas être rejoué ou restitué. La question de la présence — de l'œuvre et à l'œuvre — y est donc décisive. On comprend alors pourquoi le lieu joue énormément dans le travail de Mistral. C'est lui qui nous donne le temps dont nous avons besoin pour recevoir la pièce, ne serait-ce que parce qu'il n'accueille qu'une seule proposition, et que rien ne parasite notre attention. Il induit également le rapport que nous entretenons à ce que nous y voyons : une œuvre unique dans un lieu unique. Ce n'est du reste pas très différent de l'expérience de partage des images qui est la notre, quand nous dressons un écran devant la rosace du petit auditorium, ce qui crée un rapport aux films qui n'est pas anodin. Les films sont reçus autrement d'être projetés dans ce lieu. Cette situation suffit à montrer que pour ceux qui y viennent, la question du cinéma, de l'art en général, est une affaire sérieuse et très importante en ce sens qu'elle convoque, non pas notre intelligence ou un imaginaire qu'elle viendrait alimenter, séduire et distraire, mais, plus décisivement, notre être dans toutes ses diemsnions incarnées, l'ici et le maitenant de sa présence charnelle aux autres et au monde