Jacques Perconte
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  18 décembre 2014  
Perconte, Jacques, La furia Umana.
Vera
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Vera

Il s’est passé quelque chose d’incroyable dans mon cœur ce jour où
j’ai découvert les entrelacs à l’apparence si régulière de tes dessins
à la recherche de Paul Klee. À ce moment-là est née une passion qui
m’a conduit à découvrir chaque recoin visible de ton écriture. Et
quand j’ai entendu la voix que tu donnais à ton art, je me suis dit
qu’il fallait que tout le monde l’écoute aussi. Je dis cela, parce que
cette histoire que tu as avec l’ordre et le désordre, cette liberté
que tu entretiens systématiquement en tordant l’implacable régularité
que tu imposes, est un acte de résistance hautement politique à mon
sens. Et dans chaque histoire que tu racontes, tu nous rappelles à
quel point nous sommes responsables du monde dans lequel nous vivons,
responsables de sa structure et de la liberté que nous y avons.

Alors, je me rappelle le jour où j’ai vu les milliers de lignes qui en
se croisant formaient cet assemblage de carrés rouges et bleus.
Couleurs, dont l’intensité variait en fonction de la densité des
rencontres entre hachures. Je ne sais pas combien d’aventures mon
regard a suivies, en partant d’un point au hasard dans le dessin, pour
glisser au fil du trait, et découvrir à chaque croisement un nouveau
monde.

Dans la plupart des choses que j’aime chez toi, il y a ce mouvement
constant d’aller-retour entre le minuscule de la matière et l’infini
de l’imaginaire. Je pense à ces lignes des années soixante-dix, pour
Paul Klee, ou encore dans les I. Où, en arrivant au bout, quand tu les
traçais, le feutre ralentissait et déposait une légère tache d’encre
plus lourde qui s’enfonçait dans le papier. Ce faisant, le trait
perdait sa transparence en s’épaississant légèrement, donnant ainsi à
sa fin une plus grande densité de couleur : un point à son trajet.

Ce que je trouve fou c’est qu’avec toute cette contrainte qui pèse sur
l’écriture il reste quelque chose de sauvage.

La ligne qui dessine la colline où la montagne me soigne. J’aime la
partition qui se compose comme dans tes collines géométriques, où le
jeu de ces deux traits qui vibrent l’un et l’autre dans une danse qui
pourrait être sans fin, offre au regard l’image d’un pays qui
n’existe pas. Et si je ne parle pas de paysage, c’est que j’aime
l’idée, que tu sais faire quelque chose qui contrecarre la culture des
images. Et que le désordre que tu provoques dans la perception empêche
le regard de reconnaître et de se reposer sur un imaginaire préfiguré.

En fait, tu arrives à séparer de l’univers des fragments qui échappent
à l’absurde. Tu sais mettre de la poésie dans tout ce que tu touches.
En pensant à Pasolini, je dirais que tu sais avoir la rage avec amour
! Une rage si subtile et si forte que les vibrations conséquentes
emportent les choses du monde dans une puissance plastique, que de
temps à autre mon cœur pourrait avoir du mal à contenir, si jamais il
essayait de tenir toutes les pensées qui se déploient. Mais elles
filent. Et tout devient vitesse devant tes horizontales qu’elles
soient faites de traits ou de pleins. C’est comme si je ne pouvais
plus bouger, mais me déplacer extrêmement vite à l’infini. C’est comme
si le mouvement qui se produit quand tu mets les formes en mouvement,
sortait du plan pour s’étendre dans tout l’espace sensible, dépassant
de loin les limites du visible. Les dizaines de trapèzes penchés à
droite sont autant de rayons qui jaillissent et se matérialisent
devant moi. Ils vibrent fort, mais ne sont jamais menaçants.

Structure de quadrilatère, comme tous tes poèmes visuels, raconte pour
moi, l’histoire du monde. Elle me rappelle que l’ordre des choses n’est
pas établi, qu’il y a toujours un point de vue et un point de fuite.
Points, que chacun est libre de désorganiser. Le système se construit
et toutes les variations sont possibles. Toutes les alternatives
doivent être à un moment considérées par quelqu’un. Et que c’est
certainement l’une de celles que l’on n’aurait jamais envisagées qui
nous conduira à la plus grande surprise. Ton œuvre est pour moi, le
plus bel essai philosophique sur cette question de la liberté. Elle
l’est parce que dans la plupart des situations elle peut prendre une
quantité incroyable de formes, et que toutes sont aussi inattendues
les unes que les autres, aussi justes les unes que les autres, en
harmonies parce qu’ensembles. Un jour j’en préfère une, le lendemain
c’est une autre que je remarque, et ainsi de suite, chaque jour, j’ai
mes préférées. Tu rappelles que l’imposition de contraintes est un
désir d’effraction. Et que tout ce qui peut être beau se passe très
près de cette ligne qu’il ne faudrait pas franchir.

Je t’écris pour te dire que j’aimerais me rappeler, à chaque fois que
je l’oublie, de la merveilleuse simplicité, de l’immense fluidité, de
l’incroyable générosité qui donnent la puissance que tu exprimes. Ton
travail échappe tellement à la description qu’imaginer le raconter me
fait rire. Je me vois par exemple essayer de raconter à quelqu’un qui
ne connaîtrait pas les 100 carrés jaunes. Mais le fait de cette œuvre,
c’est-à-dire sa situation physique : un carré jaune qui contient une
centaine d’autres carrés jaunes, produit de l’expérience. Comment
raconter cette expérience ? Ce n’est pas un sentiment, ce n’est pas
une émotion, c’est toute une histoire qui commence la première fois
que l’on voit et qui ne finira pas. C’est un nouveau regard. Alors on
pourrait se dire, que pour décrire, il faudrait penser à la vie, et
dire que chaque œuvre fait naître un nouveau petit quelque chose en
moi. C’est ça, simplement ça, tu dessines une quantité infinie de
lignes qui atteignent presque toutes mon cœur.


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