Jacques Perconte
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  10 mai 2019  
Sorrel, Vincent, Le Cahier Louis Lumière.
L’alpiniste est un homme qui conduit son corps là où, un jour ses yeux ont regardé : les longues focales de Jacques Perconte
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Vincent Sorrel. "L’alpiniste est un homme qui conduit son corps là où, un jour ses yeux ont regardé" : les longues focales de Jacques Perconte. Le Cahier Louis Lumière, ENSLL, A paraître, Arts Filmiques et Expérimentations optiques contemporaines. ⟨hal-01991642⟩

Résumé

Cette phrase de l’écrivain Gaston Rebuffat permet d’introduire une approche des techniques de tournage de Jacques Perconte, et notamment l’utilisation par le cinéaste de longues focales. Reconnu pour son travail sur le paysage et sa réflexion sur la nature de l’image numérique, nous nous intéresserons ici à une étape plus invisible de sa pratique. Alors que Jacques Perconte se place souvent à plusieurs kilomètres de ce qu’il filme, cette technique lui permet de prélever ce qu’il y a d’organique dans la nature et d’introduire de l’inattendu dans la prise de vues, avant même que le cinéaste intervienne, a posteriori sur la nature de l’image numérique. L’optique révèle ce que le cinéaste ne pouvait pas voir du paysage en nous détachant du visible pour mieux nous rapprocher d’une perception sensible ; la puissance de l’objectif nous projetant à l’intérieur de la nature, comme à l’intérieur de l’image, et tout en haut de la montagne.

Abstract :


« The Mountaineer is a man who leads his body where, once, his eyes have looked… »: the long focal lens of Jacques Perconte. This sentence by writer Gaston Rebuffat leads to an approach to the technics of shooting by Jacques Perconte, in particular his use of long focal lenses. Well known for his films about landscapes and his reflexion on the digital image nature, we will focus on a more invisible step of his practice. Although Jacques Perconte shoots at long distance (kilometers), this technique allows him to reveal what is organic in the nature and introduce the unexpected during the take, before the filmmaker begins his post-production work on the nature of the image. Optical phenomenons show what the filmmaker was not able to see of the landscape, in order to give us a more sensitive perception; the power of the lens projects us into the nature, as well as into the image, and at the top of the mountain.

http://hal.univ-grenoble-alpes.fr/hal-01991642

Vincent Sorrel est cinéaste et maître de conférences en Création artistique à l’Université Grenoble-Alpes où il a été responsable pédagogique du Master « Documentaire de création ». Co-auteur avec Jean-Louis Comolli de Cinéma, mode d’emploi. De l’argentique au numérique, paru aux éditions Verdier en 2015, ses travaux concernent les pratiques cinématographiques à partir de la question de l’outil. Cette recherche à la fois théorique et artistique est développée à travers des films sur les gestes cinématographiques d’Artavazd Pelechian ou de Vittorio de Seta, et d’une recherche qui interroge l’influence de la technique sur l’imaginaires des cinéastes et leur processus de création. Chercheur FNS à l’Université de Lausanne, il participe au partenariat international de recherche Technès sur les techniques et les technologies du cinéma.

Vincent Sorrel is a filmmaker and Artistic Creation Lecturer at University Grenoble-Alpes where he directed the Masters « Creative Documentary ». He’s co-author with Jean-Louis Comolli of Cinéma, mode d’emploi. De l’argentique au numérique, published by Verdier Editions in 2015. His work deals with the cinematographic practices starting from the question of the tool. This research, both artistic and theoretical, comes with several films about the cinematographic gestures of Artavazd Pelechian or Vittorio de Seta, and a research analysing the influence of technics on filmmaker’s imaginary and their creative processes. SNF Fellow at University of Lausanne, he’s part of the international partnership of research Technès on cinema the technics and technologies.


1 Cette citation est de l’alpiniste et écrivain Gaston Rebuffat (1921-1985).
2 Le site de l’artiste présente une grande partie de sa production : www.jacquesperconte.com




Vincent Sorrel : « L’alpiniste est un homme qui conduit son corps là où, un jour ses yeux ont regarde » : les longues focales de Jacques Perconte Les « films paysages » de Jacques Perconte sont animés de transformations et de métamorphoses permanentes qui se recomposent à des échelles différentes2. Le cinéaste s’appuie et agit sur ce qui caractérise l’image numérique et ses défauts, par essence composite et compressée. Par exemple, il réduit les débits de compression et pousse les fichiers au dysfonctionnement, de sorte que les formes produites dérivent dans un flux spatial et temporel bouleversé. Le cinéaste explore la Nature comme la nature de l’image. En faisant apparaître ses « infrastructures techniques3 », il s’agit de révéler de nouvelles richesses à une image vidéo « haute définition », considérée comme « pauvre4 » par le cinéaste. Ce projet esthétique qui vise à affranchir le sujet de sa représentation s’accompagne d’une position éthique forte, cherchant à libérer les images des contraintes industrielles et des technologies normatives qui limitent la vidéo et ses couleurs5. Dans les films, des phénomènes apparaissent – qu’ils soient naturels (le vent, les courants d’air froids et chauds, l’humidité, etc.) ou artificiels –, et en premier lieu, les blocs de pixels qui composent les images. En nous révélant la matérialité de ce que nous regardons, Jacques Perconte s’intéresse à ce qui résiste à la représentation, et donc au vivant6. Les gestes réalisés a posteriori sur les images sont la partie la plus visible du travail de Jacques Perconte, au point que nous avons l’impression de voir le cinéaste agir en « direct », comme si le mouvement continu des images relevait d’une action de la main. Or, lorsque Jacques Perconte travaille sur ses images, les gestes qu’il fait avec la souris, le clavier, le trackpad, sont les mêmes que n’importe quel utilisateur ayant recours aux moyens informatiques, ou de l’artiste lui-même lorsqu’il écrit ses mails, consulte un site ou facture ses oeuvres, etc. Ils ont été pré-pensés et modélisés, puis dictés par les interfaces informatiques. La création numérique véhicule un imaginaire qui nous renvoie le plus souvent au geste impressionniste de composition du peintre qui touche et retouche, puisqu’avec la palette graphique qui se substitue au pinceau, il est possible de modifier l’image au pixel près. Ainsi, selon une approche esthétique, les effets générés par certaines oeuvres numériques semblent a priori se rapprocher culturellement d’une tradition picturale. Cependant, cette pratique ne correspond pas à celle de Jacques Perconte : alors, quelle est la nature de son geste ? Est-ce de la peinture ou du cinéma ? En quoi porter un intérêt à l’esthétique du geste peut-il nous permettre de mieux saisir la complexité de la démarche du cinéaste ?

On sent qu’il y a une main, mais il n’y a pas de main […]. On a la sensation de physicalité, qu’il y a quelque chose de matérialiste, mais on est dans des images qui sont purement des mathématiques en mouvement. On voit le geste du pinceau, parce que notre culture de l’image est faite de notre culture de la peinture. [...] L’image, ce sont des données mathématiques et des vecteurs de mouvements. La seule physicalité, c’est l’énergie cinétique et gravitationnelle qui est concentrée dans l’image7.

Pour libérer les images8, il faut commencer par se libérer des pratiques. Alors que l’industrie construit l’illusion d’une continuité entre l’argentique et le numérique, Jacques Perconte, en interrogeant en profondeur les strates de cette technologie avec laquelle il a commencé à faire des films, sait parfaitement que tout a changé. En s’appropriant les outils contemporains et leurs spécificités, le cinéaste invente ses propres manières de faire en s’éloignant des techniques du corps qui se sont institutionnalisées depuis la technologie précédente (Ill. 0). En effet, ses tournages bouleversent la doxa de la prise de vues documentaire, en termes de distance, de point de vue, mais aussi dans la relation qu’il entretient au direct de l’enregistrement. En premier lieu, Jacques Perconte est le plus souvent à plusieurs kilomètres de ce qu’il filme. À cette distance, il ne peut pas voir ce qu’il cherche. Une part de la singularité de son rapport à la création trouve son origine dans un outil, les longues focales, comme nous le montre cette première photographie (Ill. 1). Nous sommes arrêtés au bord de la route du Col du Coq pour filmer, depuis le massif de la Chartreuse, la chaîne de Belledonne qui se trouve de l’autre côté de la vallée du Grésivaudan. Le cinéaste a choisi cet endroit parce qu’il a eu l’intuition qu’il pouvait, au moment où le jour tombe, filmer les phénomènes atmosphériques entre les masses d’air chaud et froid, sur les montagnes d’en face. Cinq à six kilomètres séparent les sommets. En utilisant des longues focales, le cinéaste inscrit la distance qui sépare le visible du vivant. Le viseur ou l’écran de sa caméra Sony XDCAM PXW-X160 ne lui permet pas de voir ce qu’il cherche à capter : l’organicité de la nature. Ces prises de vues sont des prélèvements, des ponctions dans le paysage, que le cinéaste nomme aussi des « carottages ». La distance est ici une technique qui permet de développer du sensible. En se détachant du viseur de la caméra, l’intensité de la relation au paysage ne passe plus seulement par la vision et l’objectif : le corps devient un capteur sensible.

« On verra bien9 ». En dehors de toute théorisation superflue, cette phrase, apparemment simple, employée par le cinéaste, synthétise la complexité d’une technique qui consiste à accueillir l’imprévu. Alors que la préciosité du support argentique créée une intensité au tournage, Jacques Perconte se saisit des potentialités de l’enregistrement numérique pour développer un autre rapport à la création. Alors que le froid tombe avec la nuit, nous nous sommes installés au chaud dans la voiture. J’ai photographié le sourire malicieux du cinéaste pendant que la caméra tourne seule (Ill.
2). Pendant la prise, qui dure souvent plus de dix minutes (et parfois jusqu’à vingt minutes), rien ne sert d’être l’oeil collé à l’oeilleton, puisque le cinéaste ne peut pas contrôler ce qu’il cherche à filmer. Lâcher prise est peut-être la part la plus technique de son travail, parce qu’elle engage le plus profondément l’humain et sa croyance, au moment où l’automatisme de l’enregistrement de la caméra semble prendre le dessus. Surtout, cette technique exprime une autre relation à la réalité qu’un tournage en « cinéma direct ». En effet, pour Perconte, « le monde est déjà créé » et ses prélèvements servent à vérifier que la nature se renouvelle sans cesse, et ce, à une échelle de temps qui dépasse l’immédiateté de la prise de vue. Il ne s’agit pas d’être prêt à saisir quelque chose d’inattendu, une sorte d’immanence. Il n’y a aucun stress apparent, aucune tension, puisque rien n’est à saisir absolument, ni ce qui pourrait surgir ni ce qu’il ne faudrait rater. Son rapport au monde et au réel implique un autre rapport à la création :

Pourquoi s’en faire ? [...] Si je fais un prélèvement optique de cette nature, le carottage va me révéler plus ou moins de choses sur la vie qui s’invente à cet endroit, dans cette profondeur […] Qu’est-ce qui existe ? C’est quoi le vivant ? Quel est le vivant que ma machine de mort permet de voir ?10

C’est seulement en visionnant les images que les choses vont apparaître. La tension, absente lors du tournage, contient cette nécessité qu’il se passe quelque chose avec les images, après qu’il se soit passé quelque chose avec le lieu. Le geste du cinéaste consiste à prolonger le travail de la Nature et son pouvoir de recréation perpétuelle, par un travail sur les images. Ce passage du tournage au visionnage engendre une autre découverte, un premier regard : « C’est important pour moi que ce soit une surprise quand je vais voir l’image et c’est important que ce ne soit pas la même chose que ce que j’ai vu ». Ici la manière de filmer ne consiste à choisir ni la bonne image, ni la bonne distance, car la relation qui relie le cinéaste à ce paysage ne peut se résoudre à un seul point de vue. Non seulement celui-ci se détache de la question du point de vue pour adopter ce que Jean- Louis Comolli appelle un « point d’ancrage, mais il multiplie les vues, les prises et les angles :

Comment rassembler des choses qui sont parfois éloignées les unes des autres dans la réalité ? La longue focale permet de rencontrer et de mettre en contact des choses qui ne le sont pas, pour que des choses qui sont dans le champ visuel coexistent vraiment et qu’elles s’influent, qu’elles aient une influence les unes avec les autres. Dans ma pensée, la nature, c’est un tout. Il y a une tentative de faire “ce tout” à chaque fois. De tout rassembler. Et c’est le mouvement et la lumière qui font que les choses bougent et se détachent temporairement les unes des autres11.

Aussi, dès le tournage, Jacques Perconte recompose-t-il une image à différentes échelles. Paradoxalement, ces prélèvements en profondeur le conduisent à abolir les lois de la perspective géométrique pour faire apparaître dans des strates d’aplats ce que l’on ne verrait pas sans l’optique, la physique de l’air et ses courants. La distance et la longue focale permettent d’inscrire du sensible dans cet écart, entre le cinéaste et le paysage. Il ne réduit pas la distance, il la filme :

Justement, j’essaye de faire en sorte de capter la distance [...] que plus rien ne soit loin. J’essaye de tout ramener à la surface de l’écran. […] On est tout le temps dans la question du plan, le plan du médium qui est l’écran de projection, ou l’écran de télévision. La question de l’utilisation des très longues focales est de ramener tout à ce plan. Il n’y a plus de profondeur. J’essaye de mettre en relation les différents éléments, d’écraser les plans et de rapprocher les éléments pour ramener leurs vibrations lumineuses à un seul espace12.

Les tournages de Jacques Perconte sont déconcertants. Je l’ai vu tourner depuis le téléphérique de la Grave, à travers la vitre de la cabine usée et marquée par les skis. En filmant à la main, le corps est pris dans les soubresauts du câble passant sur les roues des pylônes porteurs. Le voyant faire, avec pour référence les techniques du corps héritées du cinéma direct, j’ai pensé : « il fait n’importe quoi ». Une fois à 3 200 mètres d’altitude, Jacques Perconte s’est installé à 40 mètres de l’arrivée de la remontée mécanique en prenant appui sur la table d’orientation, face au Pic de la Meije (Ill. 3). Au Peuil, dans le Vercors, il s’est installé à l’endroit où le point de vue a été aménagé pour que les visiteurs aient un panorama sur la nature environnante (Ill. 4). Or, le soir, au moment du dérushage, j’ai constaté à quel point les images enregistrées par le cinéaste s’opposaient aux clichés habituellement imposés par ce type de point de vue : la puissance de l’objectif nous projetait à l’intérieur de l’image, comme au sommet de la montagne.

Lors de chaque tournage, le cinéaste cherche les techniques (position dans l’espace, posture physique, appareil, objectif, etc.) à partir desquelles il va instaurer un écart pour se rapprocher de ce qu’il ressent : « Filmer pour que l’on revoie ce que l’on a vu avec les yeux, c’est documentaire, mais c’est pas très actif. Je ne raconte pas comment on voit tel ou tel endroit, mais comment est cet endroit. » La montée en téléphérique est tournée à 100 images par secondes avec un appareil photo Sony RX 100 Mark V et une vitesse d’obturation de 3 200 pour que les images soient très nettes. On ne reconnaît même plus le mouvement ou les soubresauts du téléphérique à partir duquel ont été prises ces images : le transport est devenu surnaturel, la modification des paramètres de la prise de vue nous éloignant d’un point de vue humain. Les images tournées depuis le téléphérique ne sont pas issues d’un effort physique, – l’ascension d’une montagne par exemple –, qui nous permettrait de nous rapprocher spatialement de ce qui serait inaccessible. Avec l’utilisation de ces longues focales, le cinéaste traverse la distance pour nous permettre de retrouver une sensation kinesthésique : on entre dans une expérience à focales variables qui nous déplace optiquement. Jacques Perconte inscrit l’écart qui existe entre le sujet et sa représentation, mais pour abolir cette distance, le cinéaste devient un alpiniste dont l’effort ne consiste pas à escalader la montagne, mais à « ramener une forme de contact, de présence, une magie qui dépasse toute forme de représentations13. »

La photographie suivante (Ill. 5) a été prise dans une des chambres de l’auberge ensoleillée qui se trouve au hameau des Terrasses, au-dessus de La Grave, en face de la Meije et de ses glaciers. Jacques Perconte a installé sa caméra pour filmer la nuit qui tombe sur cette montagne mythique. Alors que le cinéaste n’est pas encore intervenu sur les images, la vision des rushes bruts révèle déjà beaucoup de vibrations. En filmant à la tombée du jour, le cinéaste recherche « des images très vivantes » répondant au désir de capter l’équilibre instable du monde. Ainsi, depuis la chambre de l’hôtel, il capte ce que l’on ne voit pas à l’oeil nu, durant plusieurs dizaines de minutes : les mélanges d’air chaud et froid, l’atmosphère bouleversée par la disparition du soleil, les changements de vents, l’altitude et la présence des glaciers. Si, tout au long de la prise, des vibrations constantes sont déjà présentes, c’est parce que, durant l’enregistrement, nous avons marché sur le parquet de la chambre pour faire le lit. Ce détail a priori anodin nous révèle la complexité sur laquelle repose la pratique du cinéaste, entre faire n’importe quoi, c’est-à-dire agir avec une grande liberté, et une forte maîtrise technique. Sur l’écran LCD de la caméra, l’option vectorscope permet de contrôler la qualité du signal enregistré. En outre, s’il n’y a pas assez de vibrations, le cinéaste peut secouer le pied de la caméra. Tout participe au vivant et tout peut potentiellement participer au film. Aussi dès le tournage, il s’agit de faire avec, d’organiser une matière vivante où tout est en perpétuelle transformation. Le geste consiste à rassembler ce qui, dans les détails rencontrés dans la nature et dans les évènements survenus au cours de l’enregistrement, coopère à la vie : les poussières, les insectes, des aberrations de l’optique, des défauts dans la perspective, des courants et masses d’air, mais aussi des accidents, des imprévus techniques.

À l’arrivée du téléphérique, au pied du glacier du Mont-de-Lans, Jacques Perconte a filmé le vol des chocards. Alors qu’ils tournoient dans un ciel gris autour du restaurant et de ses poubelles, ces corbeaux d’altitude constituent, avec les images prises pendant la montée en téléphérique, la dramaturgie qui introduit magnifiquement l’opéra vidéo Faust14. Équipé de son appareil Sony RX 100 qu’il prolonge de jumelles, le cinéaste a recours à de très longues focales qui lui permettent de s’approcher des oiseaux en captant leur mouvement extrêmement rapide et difficilement saisissable. Le vol, filmé à la cadence de 120 images par seconde, se trouve sublimé par le ralenti des images et une vitesse d’obturation élevée. Une autre difficulté technique relie le cinéaste à l’oiseau. Plus l’image de l’oiseau en vol est nette, plus ce mouvement produira de l’effet lorsque le cinéaste réalisera a posteriori un travail sur ces images. Jacques Perconte ne se contente pas de filmer une réalité (ici, un vol d’oiseau), il veut que cet évènement naturel, son déplacement dans l’espace et le temps, agisse sur les images. Pour cela, il faut que l’image des oiseaux soit nette le plus longtemps possible, et ce, avec la difficulté de suivre un vol décidé en fonction de courants d’air. Bien plus qu’un des motifs de l’oeuvre, le vol des oiseaux nous permet de mieux comprendre qu’il n’y a ni main ni pinceau qui agissent sur l’image. Le cinéaste cherche à ce que les oiseaux eux-mêmes bouleversent les macro-blocs de pixels déjà fragilisés par la compression numérique. En effet, bien que Jacques Perconte compresse parfois ses images plus de cent fois pour les rendre malléables comme de l’argile, il ne les retouche pas. Tout ce qui dérive à l’écran, comme les couleurs, appartient à la réalité technique des images saisies lors du tournage. À la recherche d’un langage immédiat avec la Nature, le processus de création de Jacques Perconte ne correspond pas à celui de la peinture, mais bien à la photographie et au cinéma puisqu’il s’agit de traces et de révélations :

La seule forme ontologique dans mon travail, c’est le mouvement de la caméra, c’est l’énergie que je mets dans le mouvement qui balance la caméra et qui va être une pièce fondamentale de l’énergie qui va sortir comme images. C’est le seul lien réel de l’interface. Là, on peut parler d’interface, mais pas avec l’ordinateur.

Entre la main et l’archer du violoniste, nous précise Tim Ingold, le lien entre le geste et les formes est moins évident, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de relation. Au contraire, il y a une résistance à surmonter15. Avec l’informatique, le contact n’est plus physique, il devient conceptuel, mathématique, mais il y a toujours une relation avec la réalité puisque la matière constituée par les données informatiques résiste, comme les logiques des programmes. « L’outil se prête à la manipulation, la machine à l’action automatique16. » Le cinéaste intervient sur le langage informatique pour déjouer les images calculées, pour créer de l’imperfection et pour se rapprocher de la stochastique de la vie. Pour perturber les flux, l’espace et le temps, même s’il emploie des algorithmes qui sont écrits, le cinéaste ne les utilise pas comme il faut puisque « le défaut ne se programme pas ». Aucun logiciel ne peut remplacer ce qui préside aux films de Jacques Perconte, car il s’agit d’ « un programme vital17 », c’est-à-dire à la fois d’une pensée, d’une culture artistique et technique, et des années de pratique quotidienne, du tournage comme des moyens informatiques, qui lui permettent de perturber les régimes de l’ordre et du visible.


3 Entretien de l’auteur avec Jacques Perconte, 23 septembre 2018.

4 Jacques Perconte considère que les images haute définition sont pauvres parce que leur relation à la réalité ne vise que l’apparence et l’imitation : « Elles semblent suivre une obstination terrible, rendre compte de la manière la plus objective possible (a priori) de la réalité des phénomènes qui nous entourent. Ainsi elles appauvrissent notre regard, car nous sommes de moins en moins capables de voir autrement que ce que nous connaissons ». Entretien avec Jacques Perconte, le 23 septembre 2018. À cet égard, la pensée du cinéaste se détache de celle d’Hilo Steyerl qui envisage la pauvreté des images à partir de la pratique du remploi : « La mauvaise image est une copie en mouvement. Sa qualité est mauvaise, sa résolution est insuffisante. Comme elle accélère, elle se détériore. C’est le fantôme d’une image, un aperçu, une vignette, une idée errante, une image itinérante distribuée gratuitement, comprimée par des connexions numériques lentes, compressée, reproduite, déchirée, remisée, ainsi que copiée et collée dans d’autres canaux de distribution. » Hito Steyerl, “In defense of the Poor Image”, The Wretched of the screen, Berlin, Sternberg Press, 2013, p.32. 5 Dans le film Albâtre (2018), non seulement les couleurs de la mer et celles de la Terre se mélangent et changent d’espace physique dans le film, mais le cinéaste les fait également déborder de l’espace colorimétrique de leur format d’origine, pour les enregistrer dans un espace colorimétrique plus large. Le film est accessible à l’adresse suivante : https://vimeo. com/225893725/39368423f3

6« La façon dont j’envisage la vidéo, le cinéma, ça vient de là. Il y a deux natures de manifestations. Des manifestations qui sont liées à des phénomènes vivants, et des manifestations qui sont liées à des phénomènes synthétiques et il faut avec le regard, faire la différence. » Entretien avec Jacques Perconte, 23 septembre 2018.

7 Entretien avec Jacques Perconte, 23 septembre 2018. 8 Bidhan Jacobs, Vers une esthétique du signal. Dynamiques du flou et libération du code dans les arts filmiques (1990-2010), thèse dirigé par Nicole Brenez, soutenue le 12 septembre 2014, Paris 3. Bidhan Jacobs, Jacques Perconte. Voies et formes de la libération du signal, s.d., consultable sur le site de la revue La furia Umana : http://www.lafuriaumana.it/?id=436

9 Entretien avec Jacques Perconte, 20 juillet 2017.

10 Ibid

11 Entretien avec Jacques Perconte, 20 juillet 2017..

12 Ibid.

13 Entretien de l’auteur avec Jacques Perconte, 20 juillet 2017.

14 D’après La Damnation de Faust d’Hector Berlioz. Mise en scène et vidéo, Jacques Perconte ; musique, Othman Louati ; production, Miroirs Étendus ; 2017. http://www.jacquesperconte.com/oe?216

15 Tim Ingold, « L’outil, l’esprit et la machine : Une excursion dans la philosophie de la « technologie », Techniques & Culture, n° 54-55, 2010, p.12.

16 Ibid., p.8.

17 José Ortega Y Gasset, Méditation sur la technique (1939), tr. David Uzal, éd. Allia, Paris, 2017, p. 69.


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