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À l’occasion du dossier que nous consacrons ce mois-ci à son œuvre, Jacques Perconte a mis gratuitement à disposition son film Ettrick. Tourné à la frontière écossaise (cf. notre entretien), il fait dialoguer les paysages ruraux du pays avec ses traditions textiles. Perconte se fait l’explorateur de ces motifs en s’appuyant sur les facteurs – les conditions climatiques ou encore l’impact de l’activité humaine – qui les régissent. Il réinterprète dans ce film l’acte même de tisser avec, en guise de nécessaire à couture, les possibilités offertes par le numérique.
Du noir émerge peu à peu une route graveleuse, dessinant une profondeur dans une nature parsemée de sapins, dense et mousseuse, sur laquelle vient bientôt se surimprimer un motif de tweed moucheté. Dans cette perspective brouillée, seule la route demeure un trait apparent, donnant l’illusion de fendre à la verticale – et non plus dans le lointain – l’aplat textile (image ci-dessous à gauche). Lorsqu’une voiture approche, elle semble alors « descendre » dans le cadre, comme l’on descendrait du haut d’une échelle. Sur son passage, le tissu, qui s’étend et recouvre le chemin, retrouve son unité, la voiture agissant ainsi comme une fermeture éclair. La rencontre du véhicule avec le motif, là où la route n’est plus, occasionne une première collision bruyante, directement suivie d’un travelling figurant l’entrée dans ce paysage textile.
De l’intérieur cette fois-ci de la voiture, dont on verra par moments les contours et les passagers, le paysage s’apparente à un tissage numérique, abrupt et crépitant à l’œil qui, au lieu de défiler passivement sous l’effet du mouvement, prend forme au fur et à mesure de son exploration. La profondeur ici retrouvée ne se perçoit que par les plages de pixels qui bâtissent peu à peu un univers virtuel (image ci-dessous à droite), tandis que le bruit de l’engin, mêlé aux voix des passagers, nourrit cette construction tout en introduisant les contrastes sonores à venir.
Une deuxième collusion vient ensuite clarifier la volonté de travailler l’image comme une matière, dans une scène où un berger avance vers la caméra. Cette fois, ce n’est pas sa rencontre avec le motif qui déclenche un nouveau chamboulement plastique, mais bien un arrêt sur image – geste réaffirmant la place du réalisateur, seul véritable tisseur à l’œuvre –, suivi d’un fondu enchaîné qui, composé d’agglomérats de pixels, fait écho au ciel nuageux qu’il finit par déterminer. La notion de perspective entièrement abandonnée, les plans de la nature écossaise qui suivent présentent un net morcellement des différents éléments. Au fil du montage, un pâturage s’empare de l’intégralité de l’espace qui se voit lui-même bientôt quadrillé par le motif du tweed d’où surgissent les bêtes (image ci-dessous). En creusant dans le textile, les moutons occupent une étrange surface dont les tracés réglés au millimètre évoquent les parcelles d’une terre agricole.
Présage du tumulte à venir, la bande son se fait de plus en plus présente et chargée, alourdie par une averse qui s’abat à un rythme mécanique. Sur l’herbe rendue mousseuse par le motif du tweed en transparence, les fouets d’un outil invisible viennent s’abattre, griffant l’image par des mouvements de va-et-vient. La nature écossaise est alors délaissée pour l’intérieur d’un atelier de confection où le travail des techniciens et des machines figure le travail du réalisateur à l’origine des images. La mécanique des machines à tisser industrielles constitue la trame du cadre et, tout autour de ses lignes, s’agitent les pixels tremblants au rythme des mouvements. Derrière les grilles, qui ne cessent de s’activer, surgissent par endroits les silhouettes de techniciens et les contours d’imposants appareils. Tout semble ici relever de la fabrication : la séquence prend la forme de la visite d’une industrie textile sur un mode documentaire, et dépeint par là la création d’une image numérique. Le tissu n’est plus apparenté au paysage qu’il évoque mais à la source du procédé technique qui en est à l’origine. Indispensable, la main de l’homme joue un rôle capital dans cette manipulation et ajuste, nettoie, repousse les fibres et les pixels à partir de divers mécanismes (images ci-dessous).
Lorsque les moutons reviennent dans le cadre, à la faveur de l’immobilisation d’un tissu en cours de fabrication, ils révèlent l’herbe sous leur pattes, ramenant petit à petit la nature à l’intérieur du motif. Essentiellement travaillée dans sa verticalité au sein de la fabrique textile – le tressaillement des machines s’exerçant de haut en bas –, l’image est à présent arpentée dans son horizontalité. Ce sera au tour d’un camion transportant du bois de traverser le cadre dans sa longueur, laissant l’empreinte de son tracé derrière lui, à la surface de l’image d’une forêt. Une fois hors-champ, le camion réintègre le cadre toujours fixe en suivant le même trajet, au-dessous du premier tracé, tissant une nouvelle fois la trame de l’image réduite à une surface plane (image ci-dessous à droite). À la manière d’une aiguille, il passe au-dessus, puis au-dessous des conifères.
Alors que les prochains plans sur une forêt à moitié fournie se teintent de rouge, contrastant avec la palette terreuse et verdâtre des scènes précédentes, on assiste à une plongée dans les entrailles du paysage. Réseau organique et fibreux, les arbres rachitiques forment des aiguilles jusqu’à muer, à force de surimpressions, en un épiderme mousseux dont les aspérités évoquent autant une surface spongieuse qu’un organisme humain. Si le traitement des données ne cesse de détourner, d’accentuer et de faire fusionner paysages et textiles, ce processus repose toutefois un traitement de leurs caractéristiques profondes, mêlant indistinctement le tournage et le montage dans la fabrique et la transformation de la matière. Lorsque la voiture reprend la route, sillonnant une nature vallonnée de pixels, une vague rouge s’abat tranquillement sur l’image jusqu’à la noyer complètement (image ci-dessous à droite). Corps textile et corps numérique ne font alors plus qu’un.