Jacques Perconte
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  26 mars 2019  
Caillard, Frédéric, Critikat.
Après Le Feu, Synthétiser Le Réel
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SYNTHÉTISER LE RÉEL

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Jacques Perconte est un observateur qui aime prendre son temps. La plupart de ses projets témoignent d’une lenteur propice à la contemplation des lieux filmés. Perconte y déambule à pied, réalise des plans fixes ou emprunte une barque qui évolue lentement sur l’eau. Il n’est pas rare qu’il ralentisse encore davantage l’image pour encourager une observation plus minutieuse. Après le feu[1], film de 2010 de sept minutes, ne s’inscrit toutefois pas totalement dans l’univers contemplatif de son auteur, car la vitesse du train à partir duquel l’image est filmée y joue un rôle central. Tourné en Corse sur la ligne qui relie Corte à Ajaccio, la caméra y suit les rails et fend un paysage dévasté par le feu, dans un traveling ininterrompu. L’image, initialement écrasée par la blancheur du soleil, se fait graduellement contaminer par les soubresauts de la compression numérique, et bientôt une orgie de pixels colorés colonise l’écran. Alors que la musique s’apaise et que l’effet de la compression semble se dissiper, une dernière convulsion fige l’image dans une énigmatique composition polychrome.

Dépeindre la vitesse relève d’une opération délicate, soumise à une double limitation. La première concerne la perception humaine qui n’est pas capable de traiter correctement un flux d’informations se renouvelant constamment à mesure que les images s’enchaînent. Afin de se rendre compte de l’aptitude à traiter une séquence d’images en mouvement, il faut commencer par considérer le temps nécessaire pour décoder une image fixe, par exemple une photographie de grand format. S’il l’on a besoin d’une dizaine de seconde pour assimiler les détails d’une nouvelle image, et que les images d’une séquence en mouvement se renouvellent au bout de trois secondes, un simple calcul démontre que l’on perd environ les deux-tiers de ce qui nous est soumis. La deuxième limitation tient aux modalités de la captation même de l’image. Vingt-quatre images par secondes constituent certes un échantillon globalement représentatif de la scène filmée mais qui n’en demeure pas moins parcellaire, d’autant plus lorsque la vitesse de l’action augmente. Alors que la vitesse permet une densification de la réalité par la multiplication des angles d’où voir les objets environnants, les limitations qu’elle engendre (la saturation des sens et la perte d’information des dispositifs d’enregistrement) rendent sa perception plus difficile.

Libération de l’œil

C’est dans sa manière de répondre à cette problématique qu’Après le feu se révèle passionnant, car c’est en simplifiant l’image – par l’intermédiaire de la compression – que Jacques Perconte parvient paradoxalement à en transmettre toute la richesse. Si des trainées de couleur surgissent du paysage et coulent à l’écran, de nombreux pixels contigus s’agrègent, allant jusqu’à former de larges stases unies, qui perdurent bien au-delà de l’image dont elles sont issues. La compression vidéo rend la résolution plus sommaire et ralentit la fréquence de renouvellement de l’image. La densité des signaux visuels s’en trouve allégée, libérant l’œil du travail de décryptage des images et ouvrant la voie à leur contemplation et à leur assimilation.

Avec la compression l’image devient, au premier sens du terme, synthétique. Elle embrasse et résume l’identité du lieu, bien entendu indissociable de son passé : la forêt et le feu qui l’ont façonné. Certains verront les pixels rejouer l’incendie. Ses balbutiements, longs, presque anodins. Sa propagation, sa conquête de l’écran, son intensité. Les crépitements, la flamboyance, la couleur. Puis, enfin, l’apaisement et cette vignette finale, désespérément fixe, qui dit la pétrification des terres brûlées. D’autre y verront une ode à la forêt, à la force de la vie végétale, à sa croissance inéluctable et verticale[2], quelle que soit la pauvreté du sol ou l’aridité du climat. La pixellisation d’Après le feu est donc celle de l’activation de la mémoire et de l’imagination. Le film de Jacques Perconte rejoint ainsi les tentatives les plus convaincantes du cinéma contemporain pour saisir la complexité des mécanismes cérébraux, comme l’animation de Valse avec Bachir d’Ari Folman ou la construction en faisceaux des Chansons Populaires de Nicolás Pereda. Et si l’image d’Après le feu est effectivement synthétique, elle n’est en rien artificielle, car c’est bien la réalité de ce feu et de ce territoire qui s’y joue.


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