Jacques Perconte
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024
  13 mai 2011  
Olcèse, Rodolphe, Art Press 2.
L'expérience filmique du monde
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MAG :: MAGAZINE CR :: CRITIQUE


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n°21 "Cinémas contemporains" (mai-juin-juillet 2011)

Face à cette généralisation et à cette banalisation de l’enregistrement des images, certains artistes restituent à l’acte de voir sa dimension première : être là, faire l’expérience de sa présence au monde.

Pouvons-nous vivre dans un monde que nous n’avons pas commencé à approcher par l’image, c’est-à-dire, peu ou prou, que nous n’imaginons pas ? Et en quoi notre contemporanéité, dans toute sa complexité, requiert-elle de tout un chacun qu’il participe, à sa façon, et avec ses moyens, d’une entreprise – extraordinaire et terrifiante à la fois – de numérisation du réel ? À  vouloir être l’archivage de tout, il semble qu’une telle entreprise détruise la mémoire, cette forme de la pensée humaine qui ne peut précisément aller sans oubli. Ces questions, qui peuvent sembler naïves, prennent acte du fait que les appareils de prise de vue aujourd’hui en usage anticipent par avance, d’un point de vue technique et pratique, l’archivage numérique des fichiers. Ces appareils, en un sens, prévoient le mode d’accès aux images en amont de leur existence ; ce qui n’est pas sans incidences sur notre représentation du réel et la manière dont nous pouvons l’habiter.
    Dans ce contexte, aux implications à la fois technologiques, économiques et industrielles, plusieurs pratiques s’efforcent d’ouvrir des chemins qui restituent à la fabrication des images une dimension active et « expérientielle », celle d’un regard qui doit redécouvrir sa destination première, qui est précisément de se poser sur le monde pour en éprouver le sens.

[...]

incendier ses propres images

Jacques Perconte place dans une perspective nouvelle cette approche, simple et minimale, qui doit se traduire dans un processus de transformation du visible afin d’en éprouver, ou d’en révéler, des qualités nouvelles. Après le feu se donne comme un long travelling filmé en plan-séquence, depuis un train qui traverse les terres brûlées de Corse. Par une série de compressions successives, Jacques Perconte nous fait perdre de vue la réalité pour entrer en contact avec sa puissance plastique. Cette opération technique montre que toute perte est corrélative d’une levée de formes neuves, ce que la simple contemplation d’un feu de bois montre avec évidence. L’image est en elle-même une métamorphose du paysage, qui prend des couleurs et des traits inédits, nés d’outils numériques. Elle se donne à nous comme une matière qui appartient d’abord au paysage lui-même, que l’artiste entrevoit, et sur laquelle notre propre regard, habité par une foule de soucis quotidiens, ne peut pas se poser.
    Pour comprendre ce qu’un feu peut détruire, et retrouver quelque chose de ce qu’il a aboli, il faut incendier ses propres images, et inviter notre regard à des stances de contemplation que le mouvement des flammes produit nécessairement. La simplicité de l’expérience d’un lieu ou d’un paysage est garante de la profondeur que notre regard peut y chercher. Ce qui est vrai du feu, qui ne peut se fixer dans aucun état définitif et durable sans s’éteindre, l’est aussi, dans ce contexte, de l’image, qui ne peut trouver sa forme qu’en la cherchant toujours, c’est-à-dire en déclinant toutes les variations plastiques dont elle est capable. Après le feu propose mille états d’un seul et unique sujet – une forêt corse traversée par les rails – et rappelle que nous avons besoin de cette unicité pour regarder en vérité ce que propose une image. Car nous n’aurons jamais tout vu de ce qu’il y a à contempler dans une branche que le vent secoue au-dessus de notre tête. Tout le cinéma de Jacques Perconte en témoigne, après bien d’autres, mais dans une langue qui n’appartient qu’à lui.

il n’y a pas de dÉJÀ VU

La pratique de l’image en mouvement ne nous place plus – mais l’a-t-elle jamais fait ? – en situation de pur observateur, détaché des événements que nous voulons filmer. Devenue un outil quotidien d’expression, l’image en mouvement doit aussi nous aider à ouvrir les yeux sur l’expérience de notre présence au monde et aux êtres. Elle pose cette expérience et nos images du réel dans une dynamique et une temporalité communes. Dans sa capacité à accueillir une réalité fragmentée, ou à produire des instants de perte du monde environnant, elle nous rappelle en acte que nous ne pouvons pas, dans un unique geste, prendre toute la mesure de ce que nous éprouvons, et qu’il n’y a donc pas de déjà vu. Il nous faut constamment revenir sur ce qui s’est présenté à nous pour y faire surgir un sens ou des traits qui nous auront échappé, et qui, à contretemps, peuvent dessiller nos yeux et donner à notre regard une acuité nouvelle, comme rajeuni de se mettre à l’épreuve des diverses formes du monde, qu’elles soient historiques et universelles ou qu’elles nous atteignent depuis leur minuscule chatoiement.


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