Jacques Perconte
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  10 juin 2018  
Thiery, Manon, Université Paul Valéry Montpellier 3.
Les paysages alchimiques de Jacques Perconte : une révélation de la nature des images numériques
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Introduction

Le plan est fixe : des oiseaux volent dans le ciel. Peu à peu, les traces de leurs mouvements apparaissent dans cette matière numérique. Les pixels changent de couleur où passent les oiseaux. Le ciel semble prendre les caractéristiques matérielles du sable, dans lequel la trace résiste en tant que sillon. Ces traces remplacent enfin complètement, à mesure de passages, ce qui se donnait à voir comme ciel. L’image numérique du ciel devient celle de ce qui se meut en lui, et que notre œil ne voit, d’ordinaire, pas : l’impression du mouvement de l’oiseau dans le ciel, qui est aussi, ici, l’impression lumineuse de l’oiseau dans une matière numérique en constante transformation. Ces oiseaux sont « les Phénix de l’imagination poétique [qui] brûlent en plein vol, éclatent en plein ciel comme un explosif de lumière1. » Ce plan, Jacques Perconte l’a montré lors de la journée d’étude « Matérialité des images et matérialismes esthétiques2 » ; extrait de l’un de ses projets, il illustre la volonté du cinéaste- alchimiste qui désire « produire des impressions de matière avec de la lumière3 ».

 Le cinéaste français, né en 1974, a développé depuis le milieu des années 1990 une pratique qui ne se limite pas à une seule discipline artistique. S’appropriant des outils qui évoluent avec la technologie, et qu’il fait lui-même évoluer dans le champ artistique, Jacques Perconte expérimente et repousse les limites formelles de la vidéo, de la performance, de la pièce générative, de la pièce internet, ou encore de l’installation à travers un dénominateur qui leur est commun : l’image numérique. La technique de la compression vidéo, que Jacques Perconte applique à ses captations, sort alors du champ de l’industrie et de sa simple finalité pratique et capitaliste. Alors que l’industrie concentre ses efforts autour d’une image numérique qui fait oublier à celui qui la voit qu’elle est une image, Jacques Perconte engage la compression vidéo dans un voyage initiatique vers « les profondeurs de l'image-paysage4 », ainsi que l’écrit Smaranda Olcèse. En insérant le germe de la compression vidéo numérique dans ses vidéos, Jacques Perconte pose, nous le verrons, un regard politique et critique sur l’industrie de l’image numérique. En effet, alors que « l’art de la compression numérique en vidéo est de supprimer certaines informations de l’image, d’en simplifier d’autres, tout en faisant en sorte que les modifications apportées échappent le plus possible à la perception humaine5 », Jacques Perconte l’utilise pour rendre sensible des existences ainsi cachées. Ses pièces génératives, dans lesquelles la forme numérique s’autogénère, et ses lives audiovisuels, qui s’inscrivent contre toute reproductibilité technique, interrogent le temps et le devenir du cinéma.

Après avoir exploré – dans les premières années de sa pratique notamment – le motif du corps, le cinéaste s’est dirigé vers le paysage. Un choix qui lui permet d’approcher l’histoire de l’art à travers un paysage qui travaille les lois de la perspective introduites à la Renaissance, ou encore, les lumières impressionnistes. Mais c’est aussi un motif qui permet à Jacques Perconte de s’aventurer dans ce que le « point de vue » offert par le paysage recèle de mystérieux quand il apparaît dans une image numérique, puisque, comme l’écrit l’universitaire français Jacques Aumont, le « point de vue » est ce qui différencie l’idée de paysage de celle de Nature : « Logiquement, on a commencé à parler du paysage au début du XVe siècle, c’est-à-dire quand le modelage de l’environnement par l’homme est devenu important, et qu’en même temps on a été sensible à ce qui fait le paysage : la vue, le “point de vue” comme disent nos guides touristiques6. » Les paysages numériques de Jacques Perconte donnent à voir, en fonctionnant selon un mode similaire à celui de l’alchimie tel que nous le découvrirons dans notre étude, autre chose qu’eux : le point de vue ainsi travaillé d’une manière tout à fait inédite dans l’histoire des représentations du paysage devient une véritable vision.

Vision, tout d’abord, de ce que la Nature dissimule. En effet, de la volonté prométhéenne des hommes qui désirent soulever le voile de la Nature en la possédant, en la contraignant à révéler ses secrets par la force de leurs outils techniques, à une volonté orphique de voyage sensible dans le cœur du secret, l’homme n’a cessé de sonder les mystères de l’origine et du fonctionnement de la Nature. Cette voie hermétique – close, et que les alchimistes ont essayé de percer, l’alchimie étant considérée comme « l’art sacré d’Hermès » par les adeptes de l’hermétisme7 – a été appréhendée de plusieurs façons : les mythes, les sciences, les alchimistes et les artistes ont parcouru ce même but, et essayé de comprendre la Nature en rendant sensible ce qu’elle garde pour invisible. Le poète Paul Laborde exprime d’ailleurs cette relation dynamique qu’entretient l’art à la nature : « où va le poème sinon vers la mer8 ? » Les images de Jacques Perconte réalisent alors, et cela sera un des axes de notre étude, l’exégèse de la Nature, au sens où le philosophe et historien Pierre Hadot l’entend à propos de Goethe, qui est un dramaturge passionné de sciences (Traité des couleurs, 1810) et dans l’œuvre duquel Jacques Perconte a puisé une figure connue de l’alchimie (Faust, opéra- vidéo, 2017) : « Quand Goethe dit que l’art est le meilleur exégète de la nature, il veut justement laisser entendre que l’expérience esthétique permet d’entrevoir certaines lois qui pourraient expliquer toute la variété des formes naturelles et vivantes9. » Cette exégèse peut passer par l’existence du Mythe, qui a été une source d’inspiration pour les cinéastes tels que les mythes d’Orphée pour Jean Cocteau, ou Médée et Œdipe Roi pour Pier Paolo Pasolini. La figure de Faust a inspiré Murnau dans la création du film Faust, une légende allemande (1926). Mais Jacques Perconte tend à développer une mythologie personnelle, donnée à sentir à l’état le plus simple, le plus pauvre, presque : un état qui est celui des éléments naturels dont elles sont d’ordinaire les figures, les métaphores, les allégories. Ainsi, comme l’a démontré Rodolphe Olcèse, producteur à Too Many Cowboys et enseignant, « la matière numérique de ces images en constante transformation – c’est une caractéristique importante de ce cinéma, en transformation c’est-à-dire toujours en voie de devenir ce qu’elles sont déjà en puissances –  montre une forme de démesure, une nature dont le propre est peut-être d’échapper à toute représentation10. »

Vision, également, de ce que l’image numérique cache, de sa vie intérieure ; en d’autres termes, de sa nature d’être numérique, informatique. Il s’agit de rendre sensible, comme pour la Nature, ce qui échappe à la perception humaine : le mouvement de fabrication de l’image, que dissimule, d’ordinaire, son apparence. Les images en mouvement de Jacques Perconte font apparaître, à travers l’effondrement – qui est aussi une ouverture – du paysage, une matière grouillante, implosive, éclatée, liquide, turbulente, pétrifiée, molle. Souvent étudiées sous l’angle de leur apparente picturalité, celles-ci ont été envisagées dans leur intermédialité, c’est-à-dire dans l’allusion esthétique de ces images numériques à la peinture. Outre ces considérations intermédiales, que nous aborderons également dans la mesure où l’intermédialité de ces images fait paradoxalement partie intégrante de ce voyage initiatique vers le sensible de cette nature d’être numérique, il nous semble que le paysage numérique de Jacques Perconte développe un régime de rencontres, contaminations et transformations matérielles proche de celui sur lequel s’appuie l’alchimie. Bidhan Jacobs explique en ces termes la particularité du cinéma révélateur de Jacques Perconte, insistant sur les caractères alchimique (« la matière renaît et change »), critique (« mathématiques industrielles incapables ») et visionnaire d’un tel cinéma :

« Ainsi “cherche [-t-il] à donner aux spectateurs une place dans cet avenir du cinéma en numérique où la matière renaît et change, où les codes changent. C’est dans cette perspective que depuis plus de dix ans [il] pousse les images numériques dans leurs retranchements mathématiques11.” La technique de révélation consiste, en effet, à faire surgir ce que les mathématiques industrielles appliquées au traitement du signal n’ont pas prévu et sont incapables tant de prévoir que de prévenir12. »

En outre, dans les paysages de Jacques Perconte, la Nature et l’image numérique sont soumises toutes deux à une dynamique alchimique activée par la technique de la compression numérique ; ces paysages s’appliquent à « montrer les formes soumises à une logique interne qui les organise13. » Cette pratique artistique doublement paradoxale, qui vise à dévoiler la Nature par la machine-ordinateur, mais aussi à dévoiler la nature de l’image numérique par la compression de son fichier et l’usage de multiples formes artistiques, nous invite à questionner une certaine ontologie de la Nature et de l’image numérique. Par quels moyens et à quelles fins le paysage alchimique de Jacques Perconte dévoile-t-il non seulement les secrets de la Nature mais aussi ceux de l’image numérique ? Autrement dit, comment le paysage alchimique révèle-t-il l’être de la Nature et l’être de l’image numérique ? Dans un premier temps, nous définirons les rapports entre Mythe et Nature, ainsi que les enjeux de la présence de certains mythes dans les images de Jacques Perconte. Dans une seconde partie, nous étudierons les modes d’existence du paysage alchimique dans l’œuvre de Jacques Perconte, ainsi que les moyens de sa capacité révélatrice. Enfin, dans une troisième partie, nous évaluerons les conséquences de ce double mouvement de révélation de la Nature et de la nature de l’image numérique, à travers le prisme politique et critique.

 

1             BACHELARD Gaston, Fragments d’une poétique du feu, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 97.

2             Le 03 octobre 2017 à l’Université Paul Valéry Montpellier 3. Voir Annexe 4. 3   Annexe 3, p. 136.

4             OLCESE Smaranda, « Jacques Perconte : Art numérique à la galerie Charlot », blog de Jacques Perconte, mis en ligne le 5 mars 2012. En ligne : http://blog.technart.fr/2012/03/smaranda-olcese-jacques-perconte-art- numerique-a-la-galerie-charlot/ [consulté le 28/12/2017].

5             BELLAÏCHE Philippe, Les secrets de l’image vidéo [1995], Paris, Éditions Eyrolles, 2002, p. 235.

6             AUMONT Jacques, Introduction à la couleur : des discours aux images, Paris, Armand Colin, 1994, p. 36.

7             BONARDEL Françoise, La Voie hermétique, Paris, Dervy, 2011.

8             LABORDE Paul, Sables, Chambon-sur-Lignon, Cheyne éditeur, 2013, p. 54.

9             HADOT Pierre, Le Voile d’Isis : essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard, 2004, p. 289.

10             Annexe 2, p. 124.

11             PERCONTE Jacques, cité dans JACOBS Bidhan, Vers une esthétique du signal. Dynamiques du flou et libérations du code dans les arts filmiques (1990-2010), thèse de doctorat en études cinématographiques sous la direction de Nicole Brenez, Paris-III, 2014, p. 348.

12             JACOBS Bidhan, « Traitement du signal et abstraction », Vertigo, 2015/1 (n° 48), version électronique, np.

13             FOCILLON Henri, Vie des formes [1934], Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 14.


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