Jacques Perconte
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  10 décembre 2014  
Chevalier, Fleur, Soleils.
Jacques Perconte / Robert Cahen l’« inspect » du monde sensible
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L’artiste plongé dans les ténèbres de son medium. Des nus prisonniers de leurs reflets analogiques et numériques. Dans ncorps, Jacques Perconte photographie l’écran d’un moniteur de télévision diffusant l’image de corps abandonnés. Le mouvement des ondes cathodiques ainsi figé trouble la surface du visible bientôt muté dans l’espace digital. Montées en séquences GIF animées puis exportées sur Internet, animées sur une page Web par un code Javascript, ou encore chargées dans une applet Java et altérées au rythme de leur chargement vers le navigateur par des suites d’algorithmes programmées, ces images sont ensuite jouées par l’ordinateur et enfin filmées par l’artiste sur l’écran de la machine. Dans chacun des cas, la cadence du défilement dépend de la connexion Internet et du chargement des images qui constituent ces séquences aléatoires répétitives. Captifs, les corps portent les stigmates de la technologie qui les exhibe. La physiologie du medium se substitue à la physionomie des modèles, branchés sur les battements et la respiration du mixage sonore. Dix-huit ans plus tôt, dans Artmatic, Robert Cahen tâtonne à l’aveugle sur le système informatique développé par Jean-François Colonna au Lactamme de Polytechnique. Captés par une caméra, les gestes du vidéaste sont numérisés et enregistrés. L’artiste pouvant agir sur les teintes, Cahen décide d’explorer les volumes exaltés par les couleurs de sa main gelée image par image. A mesure que les couches enregistrées se succèdent, montées en vidéo par Alain Longuet, la bande son égraine son pouls binaire et monotone. Les bras tendus dans la matière électronique, Cahen laisse ses empreintes dans le sable digital, feuillette un livre à la volumétrie tactile. On songe au critique Jean Paulhan qui, rentré chez lui en pleine nuit, forcé de rejoindre son lit à tâtons dans l’obscurité, explora soudain son environnement familier comme la topographie d’une toile cubiste : « On me dira que je n’y voyais pas. Mais si ! J’avais parfaitement vu tous mes obstacles, je ne les avais jamais tant vus, je les avais presque trop vus, à cette lumière aveuglante […] Je ne m’étais pas contenté de leur aspect : c’est leur inspect que je tenais. » 

Haute Définition et Haute Fidélité, toujours l’évolution des techniques d’enregistrement et de restitution du visible nous promet plus d’exactitude quant à la re-présentation du réel. Paradoxalement, si elle suffit à rendre compte de l’aspect général du trajet entre Pauillac et Margaux, de l’apparence des rayonnements intenses du soleil à peine levé sur la vitre du TER, la caméra est néanmoins impuissante à en restituer sa chaleur flamboyante, les palpitations de la rétine sur un champ de blé, le crépitement des feuilles des arbres, l’étreinte vibrante de l’ombre et de la lumière. Dans Pauillac-Margaux, l’expérience sensible dépasse son enregistrement, de sorte que, véritable dépression oculaire, affaissement soudain devant le mur d’une sous-réalité, l’arrivée en gare de Margaux résonne comme une crise brutale de cécité. Pour Perconte, le recouvrement de la vue passe par la sollicitation de tous les sens via la dégradation des images produites par des outils homologués, pré-formatées selon le type d’appareil utilisé, conformes aux attentes de l’industrie mass-médiatique. Dans les années 1980, nombre de vidéastes expérimentaux ont vu leurs bandes écartées des circuits de télédistribution faute de correspondre aux normes TDF, une excuse commode pour les chaînes de télévision, rétives à l’idée d’intégrer ces objets ingrats à leurs grilles de programmes. Formé au sein du Service de la Recherche de l’ORTF, dirigé par Pierre Schaeffer jusqu’en 1974, Cahen connaît bien cette situation pour avoir réalisé ensuite plusieurs de ses bandes dans les studios de l’INA. 

En 1983, déjà, dans Juste le temps, le vidéaste détricotait à l’oscilloscope l’horizon perçu à travers la fenêtre d’un train sur la ligne Paris-Liège. Vallonnée de béances, la perspective se disloquait, dévorée par les nuages magnétiques, incendiée par les cyprès dressés comme des torches le long de la voie. Le paysage exsudait ses couleurs sur la vitre du compartiment, y brossant la matière épaisse de ses traînées lumineuses, révélant la nature même de l’image analogique. D’une manière comparable, dans Le Passage de Perconte, les contours bruns des arbres fondent dans l’éther lumineux d’une aurore enneigée, apposant leurs traînées sépia sur la fenêtre du TGV. Si les teintes de l’image invoquent l’histoire de la photographie, l’atmosphère ardente ébauchée sous nos yeux, épaissie par son altération digitale, semble celle d’une toile tardive de Turner. La camera obscura brûle dans le feu des pixels. La perspective illusionniste s’ouvre dans les tréfonds d’un espace atomisé, agité de particules volatiles. En 1979, dans Chott el-Djerid (A portrait in light and heat), Bill Viola se concentrait justement sur le passage entre ladite réalité objective et le mirage électronique. Muni d’un téléobjectif, plongé dans le blizzard des prairies neigeuses de l’Illinois puis dans l’étuve du désert tunisien, l’artiste guettait le basculement du regard dans l’hallucination. Une pierre jetée dans une mare rouge signalait la traversée du miroir, le voyage au-delà de la surface visible du monde, de son reflet photoréaliste, de son ordonnancement vraisemblable par les outils d’enregistrement. Une fièvre enveloppante gagnait l’image déformée, évoquant les color fields de Rothko. De même, provoquée par l’averse dans Chuva, la fusion du ciel, de la mer et de la brume mue le paysage maritime en un dégradé de gris divisé par sa ligne d’horizon. L’humidité peu à peu condensée à l’écran en une buée de pixels colorés opère comme un zoom dans la vapeur liquide, de telle sorte qu’on se croirait plongés, tête la première, dans l’eau des bains de Bonnard. L’œil ainsi ensauvagé, le corps ne connaît plus de limites.

Poursuivant les recherches menées par les cinéastes et les vidéastes expérimentaux dans le champ du numérique, en compressant les données, en cassant ses fichiers vidéo, Perconte s’oppose à la domestication du regard entreprise par les mass media. « L’œil existe à l’état sauvage » , écrivait Breton. Dans ncorps, chaque medium enfermait ses sujets dans le prisme de leur représentation technologique, n’offrant au spectateur qu’une facette réductrice de la réalité. Ce paravent technique brisé, le monde sensible réintègre sa complexe densité. Reconnectée aux sens, l’image n’est plus disposée comme un filtre entre l’homme et sa perception charnelle de l’environnement. Au contraire, elle s’explore en profondeur. Son temps n’est plus celui, étalonné, du cinéma industriel. Les plans se superposent, se décomposent et sédimentent les uns sur les autres. Dans ses « films infinis » qui subissent l’érosion algorithmique toute la durée de leur exposition, quand bien même les séquences aléatoirement montées par le programme se déroulent rationnellement, des débris de plans restent parfois plusieurs jours à la surface de l’image. Davantage calé sur le rythme de la nature que sur celui d’une séance humaine de cinéma, le film bâtit son propre espace-temps. Confrontés à l’impossibilité d’en contempler le début, le milieu puis la fin, nous nous retrouvons alors englobés dans sa propre durée – sa propre existence. Dès 1973, la vidéo analogique a permis à Cahen d’intervenir sur l’écoulement du temps, d’émousser la rigueur mathématique du réel fractionné en intervalles séquentiels, au point de pétrifier la course des images. Dans Le Cercle, les silhouettes humaines se dessinent, minuscules, perdues dans les étendues gelées du Svalbard. Cadrés en gros plan, des visages solarisés apparaissent tels des flashes. Irradiés de lumière, ces fragments humains s’évanouissent, déposant leur empreinte sur l’écran. Terre, mer et ciel fondent en une seule entité monumentale dans laquelle l’homme, passager, s’allume, vit et s’éteint. C’est à la pérennité et à la sensualité de cette nature statufiée par le plan fixe que Perconte rend hommage dans Sassetot-le-Mauconduit. Ce sont les esprits grouillant sous sa surface que Perconte et Cahen réveillent en tourmentant leurs vidéos. 


J. Paulhan, La Peinture cubiste, Paris, Gallimard, 1990, p. 64-65.
A. Breton, « Le Surréalisme et la Peinture », cité dans La Révolution surréaliste, Paris, CGP, 2002, p. 54. 



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