Jacques Perconte
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  17 juin 2021  
Perconte, Jacques, La Haute et la basse définition des images : photographie, cinéma, art contemporain, culture visuelle, Mimésis, 2021.
Bien plus fort que la haute définition
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Après la fin de la première partie, nous trouvons une deuxième section consa- crée au travail d’un artiste : il s’agit ici de Jacques Perconte, qui, depuis le début des années 2000, explore les possibilités plastiques des images numériques, avec tous leurs degrés de définition et tous leurs artefacts pixelisés, à travers un corpus de films, d’installations, de vidéos génératives et même d’opéras musicaux, reliés à la grande tradition de la peinture de paysage, romantique et impressionniste en particulier14. Dans son texte « Bien plus fort que la haute définition », publié pour la première fois en 2010, Perconte affirme travailler sur « la force radicale de la matière numérique », en explorant en particulier ses relations avec les matériali- tés atmosphériques du monde naturel air, nuages, vapeurs, brumes, pluie, eau, mer, vagues… avec leurs énergies, leurs vibrations, leurs manifestations sen- sibles, visuelles et sonores. Les images qui suivent le texte de Jacques Perconte, extraites de la vidéo générative Le Tempestaire (2020), conçue et réalisée avec une référence explicite au film homonyme de Jean Epstein Le Tempestaire (1947), montrent clairement la manière dont Perconte s’empare des images captées par ses caméras numériques afin de les soumettre à un travail en profondeur sur leur struc- ture codée, qui en libère tout le potentiel plastique. Perconte intervient sur les for- mats de compression et sur les procédés de décompression : il les détourne et les déstructure, afin de retrouver des dynamiques aléatoires et imprévisibles que les usages standard des caméras numériques et des formats de compression tendent à éliminer. En tant que vidéo générative, dans laquelle chaque image est retravaillée en continu par un logiciel, ad libitum, sans une durée définie, Le Tempestaire de Perconte nous montre aussi la possibilité des technologies numériques d’explo- rer des nouvelles temporalités avant cela inaccessibles à l’image en mouvement : dans ce cas, la temporalité d’une durée métamorphique, sans cesse renouvelée et potentiellement infinie.

La haute et la basse définition des images

Ce texte est paru pour la première fois dans N. Brenez, B. Jacobs (dir.), Le Cinéma critique: de l’argentique au numérique, voies et formes de l’objection visuelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 233–40.


 

Je manifeste les envies de vivre et d’aimer, de respirer et de sentir. De voir et de profiter du temps qui file. J’essaie comme tout le monde d’avoir bien en main ce sentiment d’exister [1].

Je m’exprime beaucoup au travers des images. Je fais des images fixes ou en mouvement, muettes ou sonores, concrètes ou abstraites, naïves ou politiques mais jamais gratuites. J’écris avec la force radicale de la matière numérique, de la magie de la couleur, du plaisir de la bucolique, du dessin du corps et du texte. Je pousse des idées. Je joue avec les nouvelles technologies. J’essaie de voir quelle place elles devraient occuper dans notre monde. Je me concentre de plus en plus fréquemment sur le drame apocalyptique de notre histoire occidentale. Je fais face à l’augmentation perpétuelle de la complexité. Je fais face aux désirs de maîtrise du monde de plus en plus absurdes. Je fais face à la science et au progrès qui seraient les seuls saluts, les seuls garants de notre bonheur [2]. Où est passée l’humilité ? Je regarde notre monde. J’écarte l’espace. Analogies.

J’enregistre.

Qu’est-ce qu’enregistrer une image [3] aujourd’hui ? C’est demander à une machine de synthétiser ce qu’elle peut capter du monde. Lui demander de traduire en informations, de la manière la plus optimale, les vibrations de la nature, les ondulations de la lumière à un certain moment, pendant un certain temps. Les moyens dont cette machine dispose pour le faire sont simplement ceux que l’on lui a implémentés. Les projets de rendus, les programmes de restitution sont loin d’être objectifs. Ils sont issus de l’uniformisation par la recherche technologique. La standardisation indus- trielle s’efforce de suivre les plausibles attentes d’utilisateurs eux-mêmes guidés par les médias et les marchés affriolés par cette offre sans cesse innovante. Tout cela dans la perspective implacable de pouvoir maîtriser la capture du monde. Parce qu’il faut à tout prix avoir les moyens d’accumuler des preuves de notre existence. Des preuves à partager, des expériences à rapporter.

Le numérique a donné à nos machines les moyens de réduire le monde, par essence non quantifiable, en une quantité donnée d’informations. Nos images ne peuvent être que systématiques, partielles, imparfaites, souvent ratées quand il est question d’autre chose que d’affirmer l’image elle-même. C’est la vie en basse défi- nition, toujours. Alors, comme il en faut plus – de résolution –, l’industrie ne cesse de gonfler notre vision du monde à force de millions de pixels. Qu’arrivera-t-il si un jour la magie de l’infini potentiel indéterminé de la vie meurt par la technologie et que l’image synthétique concurrence la puissance du réel ? Pour l’instant les calculs sont encore trop compliqués. Les machines moulinent.

J’aime l’idée des mondes imaginaires, des espaces purement synthétiques4, mais je ne m’y reconnais pas. Je ne m’y abandonne plus comme lorsque je les découvrais. J’ai cessé de me perdre lorsque je me suis rendu compte de la folle fascination collective pour le support. Quel que soit le fond de mes propositions, beaucoup s’en tenaient au spectacle de la machine. Fascinés par ce que l’homme avait réussi à faire de la machine. Prodige technologique. Miracle technique. Vertige promé- théen. Puissance des possibles. L’idée même de ces perspectives illimitées tenait lieu de sublime. J’ai senti une peur. J’ai pensé à Icare.

Un ordinateur sert à calculer, à analyser, à quantifier, à planifier, à stocker. Il y a des détours poétiques pour exploiter ces qualités fonctionnelles, mais je ne suis pas sûr d’aimer ces approches, même si cela m’est arrivé d’en faire ritournelle [4]. Les images que je cherche, celles qui me passionnent depuis longtemps, naissent du monde. Ce sont des liens entre la réalité physique, la terre, les corps et les supports de représentations.

Pour moi, pour la plupart de mes films, avant chaque image, il existe un phéno- mène vibratoire naturel d’une force magique, une lumière qui m’emporte. Un sen- timent qui me déstabilise. Alors j’enregistre, tout en sachant que cela sera différent. Que je ne retrouverai jamais cette brise. Parce que la technologie ne saura pas voir ce que je vois, et qu’avec ses délicats défauts (ses spécificités) elle me permettra peut-être de révéler quelque chose d’où émaneront de nouvelles ondes fondamen- talement reliées aux premières… Je ne cherche pas, je m’aventure [5].

Les machines à filmer (appareils téléphoniques, appareils photo, caméras…) produisent des fichiers informatiques de plus en plus volumineux. Il est ques- tion de capturer des images de plus en plus fidèles du monde. Alors il faut plus de pixels, plus de débit. Et cela prend, bien sûr, plus de place. Les informa- tions pèsent lourd. Il a fallu imaginer des moyens de compresser les messages. L’histoire de l’informatique s’est écrite sur celle du traitement du signal7 : la séparation du fond et de la forme. On sait réduire le poids des informations. Mais il y a des limites à la préservation de l’intégrité du message. Il y a malgré tout de l’irréductible. Certains types de compression essaient d’aller bien au-delà de ces limites. Alors, comme on a dû décider pour l’enregistrement des images de ce qui était visible, on a créé des modèles de compression qui envisagent la perception des images. Ces compressions (psychovisuelles) sont capables de réduire la quan- tité d’informations là où c’est possible, donc là où, dans l’image, il n’y aurait pas grand-chose à voir… Comme tout bon algorithme informatique, elles chassent les redondances.

Je filme. J’enregistre, puis je copie. Je teste, je fouille quantité de protocoles a priori étudiés pour sauvegarder sur son ordinateur les images et les films de tout un chacun. Vous les connaissez bien pour certains, divX, Xvid, 3ivx, gif, jpeg… Je cherche ce que les imprécisions peuvent révéler comme picturalités dans l’image de mon sujet. Je compose des films en démultipliant les dimensions mathématiques des représentations. Ce qui entraîne des explosions de couleurs, de profondeur, de temps. Les sujets résonnent

Je travaille avec des technologies. Et j’aime être surpris. Je cherche à maîtriser certains paramètres. Je cherche à apprendre à utiliser les machines par défaut, de manière empirique et peut-être de façon naïve. Certes, il y a beaucoup de travail, mais en laissant la part magique à la machine. Je cherche à jouer (et remettre en jeu) mes images par l’expérience de la machine, de la matière numérique, pas par le programme, pas comme cela serait prévu de pouvoir faire… J’aime la peinture, et bien que la comparaison soit un peu facile, et même limitée, j’apprends mon outil par la pratique de l’expérimentation, comme le peintre. Je mélange les couches numériques comme le peintre mélange ses couleurs préparées. L’enchaînement his- torique de mes productions retrace cette aventure avec mon médium.

Plastiques de la compression/décompression

L’esthétique du code et de la programmation ? J’y viens. J’aime bien le code. Est-ce de l’art ? À quoi bon se poser cette question ? Je ne suis pas là pour dire ce qui devrait ou ne devrait pas être art. Comme je ne peux pas donner de méthode pour repérer ce qui se révèlerait geste artistique contre le programme, le design interactif, le jeu…

Parce que je suis persuadé que c’est à la croisée de la technologie et de la nature qu’il y a encore quelque chose à découvrir. Je ne milite pas par un travail de fond théorique mais par une pratique.

Est-ce que j’aime les nouvelles technologies ? Je n’en sais rien. Les machines ? Non plus. En tout cas, j’en ai plusieurs. On pourrait dire que je me tiens bien à jour. J’ai des outils puissants à ma disposition. Mais ça ne marche pas toujours. Beaucoup d’accidents, beaucoup de pannes adviennent. J’en souffre. Je me bats ? Ce n’est pas fluide. Ça ne marche pas. Et il y a ce lourd mystère qui tient mes films – entre autres – plaqués contre cette barrière des capacités maximales du matériel que j’ai. Comme si cela pouvait exploser à chaque instant. Je dois souvent bricoler, détourner les méthodes et les usages pour arriver à mes fins.

Si j’utilise les outils de compression et de décompression des images pour tra- vailler la matière de mes films, pourquoi est-ce que je n’essaie pas de maîtriser techniquement ces effets par la programmation, pour ne pas avoir à faire des di- zaines d’essais pour trouver quelque chose, mais au contraire pouvoir écrire préci- sément les dérapages que je voudrais apparemment contrôler ? Simplement, parce que la détermination détruit la magie. Et que reconnaître un résultat dans un calcul, ce n’est pas épier le monde pour y voir surgir quelque chose ou non. L’événement, pardonnez-moi, est peut-être trop mécanique.


J’aimerais proposer un écho au travail de Vilém Flusser8, qui, dans sa brève Philosophie de la photographie, avance, à mon sens, des idées très justes sur l’ou- til9. Il y décrit comment il est possible de réaliser avec un outil tout ce qu’il a été prévu que l’on puisse faire avec. C’est son programme logique. Appliquer un effet, dérouler un processus systématique, programmer une action. Je ne suis pas certain que ces opérations pourraient me mener là où je veux aller. Et si je me servais de mes outils comme il est entendu que je le fasse, que pourrais-je me prouver ? Que me resterait-il d’humain : le fait de posséder la machine en la dominant ?


Quel que soit le domaine, le bricolage reste du domaine de l’amateur. Comme si cela était dévalorisant. Les manques de méthode apparents, les manques de finitions a priori involontaires, les manques de conformation aux tons de l’instant sont cause de déni. L’image reste lisse. A-t-on réellement envie de voir son corps et de nous rappeler qu’elle n’est pas l’endroit que nous habitons ? Ou bien préférons-nous voir des images qui nous endorment, de par leur revendication de la maîtrise technique ? Vertiges technologiques. Extases. Conjurations. Les machines viendront-elles à bout de l’homme s’il cesse de les maîtriser ?

Vol Easyjet, Florence-Paris, vendredi 29 janvier, le voyant de sécurité vient de s’éteindre et je pose ma caméra contre le hublot. Il est 21h30, la nuit est noire. Mon regard distingue les lumières des villes. Ma machine ne le rend pas. Mais je sais qu’elle les capte, elle en enregistre une trace. Je filme. Je filme le noir. Il me tarde de voir quelles surprises il y aura quand j’irai creuser l’image à la recherche des vestiges de ces lumières.

Le jour où la terre s’arrêtera

Comment ferons-nous ? Qui serons-nous si nous enlevons systématiqument le temps dans nos manières d’aborder le monde ? Plus nous en savons sur l’évolution de la complexité de l’univers, plus nous construisons un monde à l’image de cette mécanique. Pour maîtriser plus ? Mais quoi ? Que peut-il en être vis-à-vis des pratiques artistiques ? Aujourd’hui, je crois que nous n’avons pas vu grand-chose de ces médiums numériques. L’époque est-elle propice à des approches où la dyna- mique reposerait sur le sublime, l’empressement sur l’instant, où l’inquiétude ne pourrait s’installer que dans la résistance à l’expérience ?

J’éprouve des difficultés face aux démarches présupposant que les mécaniques de la pensée armées de la technologie peuvent avoir une prise sur le monde. Ne plus toucher au monde. Vivre superficiellement dans l’opulence aux dépens de la qualité des relations que nous pouvons avoir avec les autres, vivre dans des sphères qui ne sont que des projections, manipuler des mondes d’idées qui nous réunissent en petits groupes convaincus, c’est peut-être écrire la façon dont nous allons mourir. C’est peut-être construire nous-mêmes par nos peurs la manière dont nous disparaîtrons. Je vois cette décennie de création comme celle d’une adolescence fascinée, appa- remment sûre d’elle, mais comme effrayée par ce qui l’attend. Parce qu’elle sait que quelque chose va arriver.

Je ne suis pas pessimiste. Je résiste. J’essaie de lutter contre la vitesse. De prendre le temps de ressentir. De donner de l’espace pour voir et de mettre de la couleur. De raconter des histoires qui ne rappellent pas systématiquement aux hommes qu’ils sont vivants parce qu’ils peuvent assister au spectacle de la mort des autres.

Je sais que je n’ai pas besoin de posséder la nature. J’en fais partie. Alors le jour où la terre s’arrêtera, si je suis là, je m’arrêterai moi aussi. Sans peine, sans regrets. Je ne serai pas surpris. Et même, je m’arrêterai avant. Mais cela ne m’empêchera pas de rester créatif.

 

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  1. René Descartes a établi les bases de cette conception scientifique. « Au lieu de cette philoso- phie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». (R. Descartes, Discours de la méthode, [1637], partie VI)

  2. Je dis « image », je pourrais dire « son ». Je reste flou sur cette idée d’image. Je parle de représentation.

  3. Je parle des images qui essaient de figurer mimétiquement le monde. La plupart des espaces virtuels que l’on voit aujourd’hui ne sont que de pâles copies des systèmes dans lesquels nous vivons. Il serait peut-être temps de révolutionner à nouveau la perspective. Voir le travail des frères Whitney, ainsi que celui d’Hugo Verlinde.

  4. En 2004, j’ai réalisé I love you, œuvre en ligne qui met en scène l’amour dans sa relation déli- cate à l’écriture. J’y joue sur les rapports entre la photographie et le numérique, entre le visible et l’invisible, entre le sentiment et le calcul. En altérant le code hexadécimal du fichier numé- rique, l’image est transformée : elle quitte le lisible pour l’abstraction. En injectant un message empirique dans un univers absolu, le monde se renverse… En injectant de l’amour dans les mathématiques, l’image s’éloigne de la représentation. Expositions : It’s all about love ! http :// its allaboutlove.38degres.net

  5. Voir mon film Uishet, 2005-2007 http ://uishet.technart.fr

  6. Voir P. Breton, Une histoire de l’informatique, [1987], Paris, Seuil, 1990.

    7. V. Flusser, Für eine Philosophie der Fotografie, Göttingen, European Photography, 1983 (trad. fr de Jean Mouchard, Pour une philosophie de la photographie, Belval, Circé, 2004)

    8. C’est à mon avis l’outil, le point de focale. S’il y a un travail théorique à faire au cœur des arts numériques, il est là.

 


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