Jacques Perconte
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  5 juillet 2022  
Lê, Corentin, Critikat.
Finis Terrae
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En avril dernier, le ciné-club Critikat projetait pour la première fois Salammbô de Jacques Perconte, relecture chromatique du texte de Gustave Flaubert. Nous remercions vivement le cinéaste, ainsi que son producteur David Dronet, la Région Normandie et Flaubert21, d’avoir accepté de mettre le film en ligne et en accès libre afin que d’autres spectateurs puissent le découvrir.


2022 est décidément une année féconde pour le cinéma de Jacques Perconte. Après Silesilence, exploration du port de Rotterdam déchiré par les crissements du métal, l’artiste plasticien a installé, durant plusieurs mois au conseil de l’Union Européenne à Bruxelles, sa pièce Europa Aour, où des compressions se déployaient sur un écran LED de plus de cinq mètres de haut. Poursuivant sur cette lancée, Perconte propose avec Salammbô une relecture picturale du célèbre roman de Gustave Flaubert. Conçu au départ comme un ciné-concert, le film est l’histoire d’une rencontre entre les mots de l’écrivain, la musique d’Othman Louati et le cinéma de Perconte, qui mène ici, selon ses termes, « une aventure de collages et de mélanges »[1]. Si ce n’est pas la première fois que ce dernier se prête à une association entre ses images et une œuvre préexistante (La Vague s’inspirait d’un tableau de Courbet, Faust était adapté de l’opéra de Berlioz, tandis que la trilogie Or rendait hommage au travail d’un autre Gustave : l’autrichien Klimt), il ne s’était encore jamais confronté aussi directement à un texte littéraire (et non des moindres). En résulte un film aux contours singuliers à l’échelle de sa filmographie, puisqu’une place de choix est accordée à une voix-off – celle de Julien Ribeill, qui récite des extraits du texte de Flaubert – et que de nombreux monochromes séparent les différentes séquences.

Le bateau ivre

Par cette structure segmentée, la méthode d’écriture de Perconte, qui scénarise ses films comme un nuancier, se dévoile pleinement. On passe du bleu à l’ocre, du rouge au gris, etc. Plus qu’une coquetterie cosmétique, les franges de l’image sur lesquelles apparaissent des bandes colorées révèlent les lois alchimiques au fondement de la compression vidéo : une teinte chromatique, même présente « à la marge », peut modifier dans le temps l’intégralité de l’image, à la manière d’un pinceau qui, à peine trempé à la surface de l’eau, changerait peu à peu la couleur du diluant. Preuve, s’il en fallait encore, de la dimension picturale du cinéma numérique, les compressions de Salammbô renvoient aussi à l’essence tempétueuse des éléments, dont on ne saurait saisir le déchaînement sans une part d’éblouissement aveugle. En voix-off, Ribeill lit Flaubert : « s’appuyant des deux poings sur les tables qui leur semblaient osciller comme des navires, ils promenaient à l’entour leurs gros yeux ivres, pour dévorer par la vue ce qu’ils ne pouvaient prendre. » Au début du film, un bateau navigue sur les eaux d’une mer agitée. La compression, plutôt que d’en cristalliser les contours, participe alors à confondre le navire avec l’horizon maritime avant qu’un effet d’écoulement, évoquant une aquarelle, ne dissolve le paysage dans les confins illuminés d’un monochrome blanc. De « l’écriture [flaubertienne] du visible »[2], Perconte semble ainsi avoir retenu, pour reprendre les mots de Proust sur Monet, comme il peut être beau de « peindre [le fait] qu’on ne voit pas, que la défaillance de l’œil qui ne peut pas voguer sur le brouillard lui soit infligée sur la toile comme sur la rivière »[3].

En reprenant seulement quelques extraits du texte de Flaubert, Perconte a trouvé l’occasion de travailler par fragments, lui qui a longtemps construit ses œuvres comme un voyage continu vers l’abstraction (exemplairement : le travelling ferroviaire d’Après le feu). À certains endroits, le film peut par conséquent avoir l’air d’un bout-à-bout inachevé[4], celui d’un film en train de prendre forme, avec des images manquantes et des coupes impromptue. Sa structure évoque surtout, de par sa genèse musicale (un ciné-concert), celle d’un album de musique où changer de piste revient à passer d’un monde à un autre. Avec Salammbô, il est question, comme le suggère Perconte, de faire « glisser les mondes les uns contre les autres »[5]. Autant d’environnements (maritimes, minéraux, végétaux, industriels) qui composent un film où l’on retrouve aussi un riche éventail d’influences : Turner, Monet, Epstein ou encore Stan Brakhage, lors de cette séquence durant laquelle des amas de feuilles défilent à toute vitesse à la manière des insectes figés sur la pellicule de Mothlight, film qu’évoquaient déjà les pétales de rose d’isz, réalisé par Perconte en 2003. On pourrait à première vue regretter que ces différents mondes ne cohabitent pas à l’intérieur des mêmes segments pour ne dialoguer qu’à distance. Or, la beauté du film tient notamment à ses intermèdes chromatiques, lorsque les images s’évanouissent pour laisser place à une pure abstraction colorée. « Des tas de sable semblaient de grandes vagues blondes arrêtées, tandis que la mer, plate comme un dallage de lapis lazuli, montait insensiblement jusqu’au bord du ciel. La verdure de la campagne disparaissait par endroits sous de longues plaques jaunes… » Chez Flaubert comme chez Perconte : à l’origine était la couleur.

Le précipice

Un autre élément détonne au regard de la dimension documentaire du cinéma de Perconte : le récit de Flaubert a beau prendre place aux alentours de Tunis et de Carthage, les paysages que l’on contemple se situent en France, dans la vallée de la Seine (Giverny, Vernon) ou sur les côtes normandes (Fécamp, Életot). Le décalage entre la terre natale de l’écrivain et la région dans laquelle prend place le texte de Salammbô peut parfois dérouter, mais ce qui importe, au fond, réside moins dans la correspondance littérale entre les mots de Flaubert et les motifs de Perconte que dans la façon dont le cinéaste s’imprègne de la texture littéraire du roman. Lorsque Julien Ribeill lit les mots de l’écrivain, qui décrivent des scènes de guerre et de chaos avec une gourmandise manifeste pour le bouillonnement nébuleux des éléments (« tous les germes, ô déesse, fermentent dans les profondeurs de ton humidité »), quelque chose s’affirme face aux paysages rendus liquides par la compression numérique : une belle et douce sensation, pour citer Epstein, d’être pris dans le bain d’une « réalité d’êtres un peu confus et diffus, de choses empâtées et ennuagées qui rappellent les monstres des plaques impressionnées plusieurs fois au lieu d’une, et dont, en plus, le trouble est toujours remué d’enrichissements »[6]. Dans l’une des dernières séquences, tournée près des falaises d’Étretat, le cinéaste filme depuis une embarcation en mouvement le point de contact où s’embrassent la terre et la mer. Une superbe mise en abyme s’y déploie : un premier plan se cristallise sur le flanc de la falaise avant qu’un second, à la compression et à la teinte légèrement différentes, ne dévoile l’empreinte laissée, derrière elle, par l’image initiale désormais imprimée sur la roche. Les vagues remuent la terre, le mouvement de l’eau bouleverse l’immobilité de la pierre, et Perconte trempe et imprime ses images sur la fresque panthéiste de Flaubert.

Un mot enfin sur les fauves et les étalons qui occupent plusieurs scènes du film. Cela faisait longtemps que des corps n’avaient pas été filmés d’aussi près chez Perconte. Issues d’images d’archive, les animaux de Salammbô répondent à ceux du texte de Flaubert (« Les lions blessés rugissaient dans l’ombre ») et nourrissent des compressions, au ralenti et en gros plan, qui se jouent non pas à l’échelle d’un paysage mais à celle, presque sensuelle, d’une crinière balayée par le vent ou d’un muscle qui se tend. Rappelons-le : Perconte avait entamé son travail à la fin des années 1990 en prenant pour motif le corps humain, souvent filmé en plan rapproché. Après avoir longtemps épuré ses paysages de la présence humaine, il semble avoir trouvé, avec l’exotique bestiaire de l’écrivain, matière à renouer avec l’un de ses premiers horizons.

Notes

Notes
1 Jacques Perconte, Salammbôhttps://www.jacquesperconte.com/oe?253.
2 Voir Lúcia Amaral de Oliveira Ribeiro, « L’écriture du visible » in Éric Le Calvez (dir.), Flaubert voyageur, Garnier, 2019, pp. 139-153.
3 Marcel Proust, Jean Santeuil (1952), Bibliothèque de la Pléiade (vol. 228), 1971, p. 896. Cité in Bidhan Jacobs, Esthétique du signal. Hacker le filmique, Mimésis, 2022, p. 481.
4 De fait, Salammbô est une pièce évolutive dont la structure varie en fonction des conditions de projection (du ciné-concert à la salle) et que Perconte pourrait encore modifier.
5 Jacques Perconte, Salammbôop. cit.
6 Jean Epstein, « Le monde fluide de l’écran », in Les Temps modernes, n° 56, 1950, p. 14 de l’édition numérique.

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