Dans le "livre de chi", une e-oeuvre de Jacques Perconte, sept lignes sont écrites : toutes s’intitulent "je t’embrasse". Par le déplacement de la souris, de nouvelles phrases apparaissent. A chaque passage de celle-ci, le texte change. La caresse de l’écran est un mouvement, une interactivité nouvelle, aussi le rôle de la souris va-t-il être étudié dans cette deuxième partie.
Le mouvement est ici le déclencheur : il est subjectif, deux internautes ne se déplacent pas de la même façon ; il est surprenant, aucun élément visuel ne permet d’appréhender cet événement ; enfin, il est acteur, il fait progresser, évoluer le texte et sa lecture. La souris incarne donc la plume de l’auteur et le regard du lecteur, elle est le point de rencontre mouvant de ces deux entités. Elle est le prolongement du bras, de la main, d’un geste humain dans une interface informatique. Alors qu’un clic a, dans la majeure partie des cas, un lieu déterminé, le déplacement est aléatoire. Elle crée également la surprise, l’étonnement, l’interrogation de l’internaute. La souris est bien un instrument de l’interactivité.
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Jacques Perconte développe, quant à lui, une esthétique de la caresse :
"la surface de l’image est comme un espace sensible que l’on devrait caresser ou frapper suivant les cas (mouseOver, mouseOut : caresses ; clique : coup de poing)." Dans le "Livre de Chi", technart.net, une page est particulièrement intéressante. Le texte est au départ neutre : tout a une forme unique, les mêmes phrases, vingt-neuf pour être précis. Puis la souris se déplace, en passant sur ces mots, des phrases s’écrivent, d’autres se détruisent, certaines se répètent. Quelques pages plus loin, deux images de chaque côté d’un trait. Quand la souris "caresse" l’image de gauche, des lettres apparaissent, vraisemblablement de façon aléatoire, sur l’autre visage. Petit à petit, après plusieurs tentatives, deux mots se forment : "help me". L’écriture s’est donc construite dans le mouvement, dans les caresses successives.
La souris déclenche les séquences de lecture, de texte, la construction du récit se fait mienne. Je ne décide pas de la nature du changement ni de son contenu mais je suis l’acteur, le réalisateur de ce changement.
"Au même sens que le regard se balade, réagit et entraîne des transformations, la souris se balade et, interne à la relation, engageant le rapport au contenu, elle représente notre tendance, notre désir, comme une main qui se baladerait sur un corps, et qui, en effleurant la peau, le ferait réagir. La caresse a la particularité d’être libre, elle se promène. La souris se balade peut être avec cette finalité de trouver un bouton ou un indice, mais elle va entraîner des transformations hors de ce système clos. Et on ne s’y attend pas, il se passe quelque chose qu’on n’avait pas prévu, et on se rend finalement compte qu’on n’avait pas forcément porté de réelle attention à la zone événement… En multipliant ces réactions, on instaure de plus en plus un dialogue avec l’utilisateur : il n’est plus en train de se laisser porter par l’interface-objet, mais il est en train de s’inscrire dans une esthétique relative… ", Perconte.
Ainsi il s’agit de surprendre l’internaute, de sortir des systèmes clos du clic, de caresser un texte pour le dévoiler, le révéler ; la souris devient un instrument d’écriture, de lecture, elle est réellement interactive.
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La polémique semble, pour l’instant, apaisée mais les interrogations subsistent. L’interactivité serait-elle un leurre ?
Jacques Perconte a réalisé une oeuvre critique autour de ces vraies-fausses participations, intitulée "Les Mortels". Les visiteurs de l’exposition "L’art est ouvert" -Ribérac, oct/nov 2001- contribuaient à la création de l’oeuvre, quatre expériences sont proposées, à la fin de chacune, il est possible de déposer un "geste" : image, film ou toute autre forme d’expression. Ce geste-souvenir s’intégrera ensuite dans l’oeuvre. Parmi les participations, certaines sont extrêmement pertinentes, d’autres poétiques mais aussi hors sujet. Quelques internautes vont même jusqu’à envoyer leurs travaux uniquement dans le but de se faire connaître et non pas pour participer à l’oeuvre. Ce travail révèle donc un problème de "réceptivité" de l’interactivité :
les gens n’ont pas compris le rôle qu’ils avaient à jouer, ils n’ont pas su saisir cette opportunité d’être émetteur, de s’intégrer dans une oeuvre. Cela reste encore une nouvelle façon d’appréhender l’oeuvre. "Les Mortels" illustrent aussi l’ambiguïté de l’interactivité : quand un internaute envoie un "geste" sans aucun rapport avec l’oeuvre est-ce réellement interactif ? Le dialogue est-il réellement établi ?
Finalement, "l’interactivité mal gérée aurait tendance à aller contre l’oeuvre, à laisser le spectateur à ses frais ", Perconte.
L’interactivité peut être dangereuse dans le sens où faire de l’interactif "à tout prix" dessert l’oeuvre. L’interactivité, censée éveiller la curiosité du lecteur, son investissement, provoque alors un relatif sentiment de frustration : l’interaction d’une oeuvre avec son lecteur est plus réduite que ce qu’on veut bien lui faire croire.
Pour conclure, "faire cliquer" est une fausse interactivité car finalement, l’auteur reste tout puissant. Ensuite, la souris est un instrument de surprise : elle révèle des éléments cachés par la caresse, elle provoque des événements inattendus, elle permet le dialogue entre l’utilisateur et l’oeuvre. Enfin le clavier offre la possibilité au lecteur d’entrer directement dans le processus d’écriture en le transformant en un écrivain d’un jour. Néanmoins une oeuvre mal gérée, faussement interactive, se discrédite d’elle-même. Ainsi une oeuvre interactive est une oeuvre qui surprend son lecteur, qui lui laisse la liberté de modifier une partie ou la totalité de l’oeuvre. Elle doit lui permettre de s’approprier le déroulement du récit, elle induit tacitement un effacement -relatif- de l’auteur et une place plus importante donné au lecteur qui se projetterait ainsi dans une interface dont il serait le modulateur.