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Un mot, en préambule, de ce vaste ensemble hétéroclite que le titre désigne sous le nom de « cinéma expérimental contemporain » et dont je n’aborderai ici que deux représentants, Jacques Perconte 1 et Xavier Christiaens 2 en en faisant les emblèmes d’une certaine forme de réécriture plastique des désastres individuels ou collectifs, humains ou écologiques 3. Le flou de la catégorie permet de réunir des objets de nature très différente mais qui, tous, forment une sorte de double du cinéma majoritaire dont ils interrogent les pratiques, les techniques et l’idéologie. Le cinéma expérimental n’est donc surtout pas un genre cinématographique ; il s’identifierait plutôt à une mise en oeuvre autre (divergente ou hétérogène) de tous les genres du cinéma, y compris la science-fiction, puisque c’est le cas d’un des films de Xavier Christiaens. Il y a là une posture économique, politique et esthétique qui, sans être forcément a-narrative, tend davantage vers les arts plastiques et sensibles que vers le récit et la signification.
Au-delà de sa subjectivité, le choix des oeuvres de Jacques Perconte et Xavier Christiaens obéit au désir de présenter les convergences et différences, au plan de l’utopie et de la catastrophe, de deux esthétiques apparemment très éloignées, dont l’une est plutôt fictionnelle et se présente surtout en noir et blanc (Xavier Christiaens) quand l’autre est davantage marquée par l’abstraction picturale et la couleur (Jacques Perconte). Toutes deux permettent de concevoir ce que pourrait être une utopie plastique, cet étrange oxymore si l’utopie suppose un récit doublé d’un discours politique. La notion n’est opératoire qu’en revendiquant la capacité récursive de l’utopie à n’avoir d’autre lieu que l’espace textuel qui la crée 4. L’utopie plastique serait alors la réponse contestataire d’un certain cinéma face au constat des catastrophes en tout genre qui fondent notre contemporain. Plus précisément, le corpus retenu s’origine dans un paysage naturel bouleversé par un désastre écologique : incendie de forêt en Corse dans Après le feu (Jacques Perconte, 2010), assèchement de la mer d’Aral dans La Chamelle blanche (Xavier Christiaens, 2006). Si la sidération catastrophique entraîne la perte de toute signification et réduit la possibilité même du discours, la plasticité comme cataclysme formel – reconfiguration par pixellisation chez Jacques Perconte, défiguration audio-visuelle chez Xavier Christiaens – est une manière de faire du film le double survivant d’un monde détruit, utopique en ce qu’il n’est que ce lieu d’image qui rend à une forme de survie abstraite et luxuriante les vestiges des catastrophes humaines. Il ne s’agit pas bien sûr de réparation – comment l’oeuvre d’art pourrait-elle y prétendre sans indécence et avec quelque efficacité ? – mais, précisément, d’utopie, cet espace entre-deux, neutre et pluriel selon Louis Marin, qui permet de penser ensemble la catastrophe et la survie, dans leur plasticité commune – ou mieux, d’en faire l’expérience sensible, car c’est là sans doute l’apport qualitatif du passage de l’utopie de l’écrit à l’écran, de la métaphore cinématographique que mobilise Louis Marin à son actualisation filmique : « Voix unique et égale qui, paisiblement, projette sur la page l’image présente, fait progressivement naître, comme sur un écran, la présence iconique sous forme de présentation : présence qui n’est que représentation 5. »
Un premier exemple permettra de décrire la méthode de travail de Jacques Perconte et d’approcher la notion d’utopie plastique, avec cet écart qu’il s’agit d’une pièce directement politique et militante, ce qui n’induit pas a priori le même rapport d’efficacité au réel, puisqu’il s’agit alors d’infléchir son cours et non d’en rester au registre du geste politique, pour reprendre le concept de Giorgio Agamben 6. Libres est un court-métrage qui a été conçu et réalisé au printemps 2012, pendant la campagne présidentielle. Le film, en quatre minutes trente, dans un mouvement de zoom avant, réduit peu à peu l’image d’une calanque méditerranéenne à la somme de plus en plus accidentée de ses pixels en même temps qu’ils virent au rose fuchsia. Le contexte de la diffusion n’a pas manqué de faire de cette pièce abstraite l’un des symboles de l’opposition au second mandat de Nicolas Sarkozy. Ainsi, à partir d’un paysage de mer qui évoque, par son lieu et son format, l’affiche du président sortant, dont on sait qu’elle a malencontreusement pris pour fond une photo de la mer Égée, il s’agit de faire advenir une image qui renverse la catastrophe économique grecque en lever de soleil socialiste. Que François Hollande ait été élu sans que cette promesse de beau temps et d’idéal politique se concrétise permet de replacer cette pièce de circonstance dans le mouvement même de l’utopie, comme une réactualisation à la fois générique et politique qui transfère dans le champ audiovisuel les descriptions idéales de l’ouvrage fondateur de Thomas More sans utiliser de signifiants verbaux, sinon le titre et le slogan final (« L’avenir en rose »). Et, de même que l’île d’Utopie n’existe que par les mots de Raphaël Hythlodée, la réalité proposée par Jacques Perconte n’a pour l’instant d’autre lieu que la reconfiguration métamorphique de l’image initiale, utopie plastique qui advient en poussant les potentialités de la compression et décompression de l’image vidéo.
Jacques Perconte conçoit en effet des algorithmes qui accentuent la pixellisation de l’encodage numérique à partir des aspérités et micro-mouvements de l’image : ici, il joue en outre de différentes vitesses de déformation (certaines couches d’image restent figées quand d’autres sont générées dans l’accélération du zoom) ainsi que des tailles et couleurs de pixels, afin de contrôler l’aboutissement du traitement mécanique qui n’est donc jamais tout à fait aléatoire mais obéit à la volonté de l’artiste. À ce stade, il faut pourtant noter que la catastrophe économique qu’inverse Libres n’y est convoquée que symboliquement, et non dans ses ruines visibles. À l’inverse, c’est sans doute un désastre plus ponctuel, mais bien davantage visuel, que l’incendie qui a ravagé 3 600 hectares de maquis et de forêt en Corse du Sud à l’été 2009. Jacques Perconte a filmé un trajet en train au milieu du paysage dévasté et a ensuite longuement oeuvré sur les images recueillies. Ce nouvel exemple montre combien Jacques Perconte lie systématiquement la pensée de la catastrophe comme bouleversement, au moins formel, à son envers utopique. Après le feu se donne comme une déflagration colorée et idéale qui pousse la logique catastrophique jusqu’à produire un contrefeu d’artifice continûment généré par l’avancée mécanique du train. Les couleurs se font de plus en plus éclatantes et irréelles : seul le travelling embarqué et les rails restent des repères formels au milieu de la reconfiguration permanente du paysage, cimes des arbres luxuriantes et montagnes créées par une compression numérique qui produit les mêmes effets de feuilletage que les reliefs stratifiés créés dans la nature par la tectonique des plaques. L’avancée spatiale se double d’un sentiment de pénétration au coeur d’une jungle hypnotique où les formes sont à la fois reconnaissables et amplifiées, déconnectées, abstraites. C’est la mise en oeuvre plastique de la condensation et du déplacement propres au travail du rêve, à ceci près qu’il n’y a d’autres fiction et énergie que celles de l’abstraction métamorphique des figures.
Le site de Jacques Perconte donne à voir ses notes de travail en vidéo 7 : la « Première version du film, 9e série de compression, environ une centaine d’essais, 16 couches vidéo » accentue le côté brûlé de la pinède, faisant ressortir les nuances marron et orange non sous leur forme embrasée, mais plutôt éteinte, presque sépia. La « seconde version du film, 17e série de compression, 266 essais, 31 couches vidéo », est beaucoup plus proche de la version finale du film. Les conséquences visuelles effectives de l’incendie sur la nature qui, poussées par les premières séries de compressions, donnent un paysage à la beauté indéniable, dans ses camaïeux de terre brûlée, ne sont pas ce qui retient l’intérêt de Jacques Perconte. Il préfère manifestement porter le désastre écologique jusqu’à une abstraction colorée qui à la fois déréalise la catastrophe et perpétue sa dynamique de déformation et de reconfiguration. La productivité de l’accident est systématiquement exploitée, puisque la compression s’appuie sur les scories qu’ont laissées à l’image les saletés de la vitre :
Dans Après le feu, pour lequel il a inventé un programme de dérèglement et de répétition aléatoire des accidents – Jacques Perconte retrouve l’impondérable des Lumière, qui se remarque non pas seulement dans le choix du motif (un travelling avant en train), mais dans le travail à partir des poussières et taches qui recouvrent la vitre de la cabine de ce train, poussière d’aléa à partir de laquelle fleurissent les blocs de sensations chromatiques, travaillées dans leur différenciations texturelles et cinétiques 8.
Ce que propose Après le feu n’est pas une exaltation de la beauté des ruines remise au goût et à la technologie du jour, mais la démonstration de l’efficacité sensible d’une forme qui n’a de lieu, littéralement, que dans l’image. Le film prend d’ailleurs la forme, non d’un récit de voyage comme dans l’Utopie de More, mais d’un trajet que le spectateur parcourt en effet et qui l’immerge dans le flux inépuisable des métamorphoses colorées de la matière. Les caractéristiques de synchronie, totalité, harmonie et fiction que relève Louis Marin dans l’utopie fonctionnent à plein dans Après le feu, au point que sa définition structurale de l’utopie comme produit textuel semble préfigurer le travail de Jacques Perconte : « représentation métaphorique ou projection d’un système du signifiant dans l’objet descriptif et du signifié dans une structure d’équilibre, état neutralisé des corrélations, totalisation complexe des différences 9 ». Là où la définition de Louis Marin visait, chez More, les rapports entre la cartographie du voyage (nouveau et ancien monde) et la forme de son récit, il est permis de considérer la pixellisation comme le travail même de la plasticité (« système du signifiant ») surimposé à l’enregistrement du réel (« objet descriptif ») et le résultat, qui n’est certes pas à proprement parler un signifié eu égard à son abstraction, comme le mouvement même de ce champ de forces métamorphique et cyclique qui suspend la catastrophe et nivelle les aspérités selon son ordre propre.
Or cette utopie plastique, fondée sur un principe d’engendrement catastrophique à trois termes (instabilité, accident, reconfiguration), prend en outre naissance dans un imaginaire technique dont l’horizon est lui aussi potentiellement destructeur. Jacques Perconte construit donc un lieu d’image paradoxal où des paysages ruinés sont exaltés et métamorphosés par une machine suffisamment puissante pour traiter toutes ces couches vidéo. Bien entendu, l’avènement de ces machines n’est que la dernière conséquence en date d’une technophilie moderne qui a changé la nature même de la catastrophe écologique : si les pyromanes ne sont ni rares ni nouveaux en Corse, les progrès technologiques du xxe siècle en revanche permettent l’annihilation totale de la planète par l’homme. Une séance de multiprojection de l’oeuvre de Jacques Perconte, en 2009 à l’INHA, tout en reposant sur les plus récents et performants des appareils HD, ne s’appelait pas pour rien « Le jour où la terre… », en écho au titre du film de science-fiction écologique de Robert Wise, The Day the Earth Stood Still (Twentieth Century Fox, 1951). Cette poétique écolo-technologique fondée sur la beauté potentiellement dévastatrice des machines nourrit l’utopie plastique d’Après le feu et permet le rapprochement, mutatis mutandis, avec l’univers par ailleurs beaucoup plus sombre de Xavier Christiaens.
La Chamelle blanche diffère, à bien des égards, de l’esthétique de Jacques Perconte mais un rapport similaire à la catastrophe semble s’y jouer, à partir d’un travail plastique de la matière numérique et de quelques infléchissements, en l’occurrence politiques. La Chamelle blanche est un film muet d’une cinquantaine de minutes, le plus souvent en noir et blanc, parfois accompagné de sons et de musique off, qui affiche sa tournure science-fictionnelle : après un premier plan montrant, sortant d’un noir profond, un mur grillagé percé dont l’ouverture donne à son tour sur un trou noir, des cartons énoncent les bribes suivantes, en blanc sur fond noir : « Manuel du vol cosmique. Chapitre VIII. Le retour. » Puis, toujours accompagnés de bruits de moteurs assourdis et de musique électronique aiguë et lancinante, façon musique des sphères, ces vers :
Quand tu ouvriras les yeux
Ce ne sera pas le jour
pas la nuit
pas l’eau
pas la terre
Quand tu ouvriras les yeux
tu auras cessé de savoir
ce que tu as été.
Le reste du film n’est ni plus net, ni moins poétique : aucune indication précise de temps ou de lieu, seulement des visages aux traits caractéristiques de l’Asie centrale, des stèles aux inscriptions cyrilliques, et quelques plans assez peu identifiables qui semblent donner à voir des jetées massives, des ports désertés, des villages fantômes. Les déclarations de Xavier Christiaens permettent de reconstruire, après coup, l’histoire réelle qui a présidé à cet étrange objet filmique : le documentariste belge a séjourné pendant deux fois cinq jours dans le port d’Aralsk, sur les rives de la mer d’Aral, dans une région anciennement fermée aux étrangers en raison du polygone bactériologique établi sur l’Ile de la Renaissance (« véritable boîte noire du film » selon la déclaration du cinéaste) 10. Il y a enregistré des images en caméra DV : lieux de passage, toits d’immeubles, paquebots échoués, pylônes de fer composent un paysage dévasté. Mais davantage que ce décor, le travail filmique contribue à la ruine de l’image. Dans ce film qui semble, à maints égards, la rêverie compensatrice opaque d’un rescapé hébété, on constate encore le jeu des modalités figuratives du travail du rêve et, malgré le fil d’Ariane du récit-cadre, une démarche plastique de défiguration ancrée dans une conscience de la catastrophe humaine et écologique, même si elle n’emprunte pas tout à fait les mêmes voies que celle de Jacques Perconte.
Xavier Christiaens a pour sa part investi un paysage profondément meurtri du fait d’une volonté politique de contrôle absolu sur la nature : c’est le socialisme soviétique, cette incarnation massive d’une utopie réalisée tournant au désastre total, qui a décidé dans les années 1960 de détourner les fleuves Amou- Daria et Syr-Daria qui alimentaient la mer d’Aral, pour irriguer les terres de l’Ouzbékistan et du Kazakhstan. La mer s’est retrouvée asséchée et son degré de salinité a augmenté au point de ne presque plus pouvoir abriter la vie. Les conséquences humaines et écologiques ont bien sûr été dévastatrices, mais La Chamelle blanche n’en dit rien, ou sous forme d’intertitres codés empruntant à la science-fiction (« Tout simplement je soupçonne ceci : c’est toute la zone qui est classé DE (Danger élevé) », « Pour quelle raison quittèrent-ils le vaisseau Terre ? »…), comme si la part documentaire du film ne pouvait se donner qu’à travers la médiation déréalisante d’un observateur lointain débarqué inconscient en terre inconnue. Dès le début, le film donne corps et matière à l’hypothèse de l’utopie plastique : travail de défiguration formelle appliqué à un matériau initial, déjà marqué par la catastrophe, afin de le transformer ici en une vision au futur antérieur qui n’est pas sans rappeler le post-exotisme d’Antoine Volodine dans Songes de Mevlido par exemple (Le Seuil, 2007) ou, dans le domaine cinématographique, la science-fiction temporelle et cinéplastique de Sans Soleil (Chris Marker, Argos Films, 1983).
Dans les premiers plans de La Chamelle blanche, la métamorphose figurative opère au moins selon trois modalités, à la fois plastiques et dramatiques :
– la condensation, puisque le champ n’occupe pas tout l’écran, comme si le film était lui-même vu sur un des multiples postes de télévision qui peuplent ce désert de fantômes irréels. L’image est tellement concentrée qu’elle ne peut être entièrement dépliée et comprise. Le simple détourage à peine lisible du profil de Lénine sur une stèle ancre visuellement le désastre dans l’utopie communiste, mais sans s’y appesantir, au risque même de ne pas le distinguer (le carton suivant exprime l’incompréhension face à la figure, puisqu’il commente : « Bloc de quartzite. 3m50 de hauteur. Sa signification est inconnue »).
– la saturation, qui rend les contours iridescents, forme un halo qui est aussi bien un nimbe spectral que la matérialisation d’une énergie désormais vaine et menaçant d’exploser. Tous les plans, que ce soit dans le noir charbonneux ou le blanc brûlé, sont chargés d’un potentiel d’anéantissement ou d’absorption figurative des contours, comme en témoigne le plan long de ce qui semble être un gros cristal de sel, entouré d’une pulvérulence blanche, qui amène le recadrage d’une grue couchée au sol et déjà recouverte de blanc.
– le flou est naturellement le point d’aboutissement de ces deux stratégies : il est donc visuel, mais aussi narratif, comme un carton le souligne explicitement un peu plus loin : « À chaque fois, les versions fournies sont floues. » Les rares plans en couleurs le sont, aux deux sens du terme : aura du souvenir pour ce qui semble un flash-back du temps révolu ? Cet intérieur paisible, au samovar accueillant, et cette femme alanguie qui se fait belle sont-ils les contrepoints du désastre ?
La partition n’est sans doute pas aussi nette, et le spectateur est condamné aux hypothèses et aux bribes, sur le modèle même du voyageur cosmique campé par le récit-cadre, dans un refus manifeste de toute visée d’efficacité et de rendement.
L’inflexion donnée par le film de Xavier Christiaens à l’utopie plastique approchée chez Jacques Perconte vient justement de cette poétique de la suggestion onirique, des associations d’idées qui doublent les propositions figuratives. Le deuxième chapitre, après l’« Alunissage sur des mondes détruits », et avant « La Chamelle blanche » éponyme, s’intitule « Saturne engloutissait ses enfants ». Des images de fusées et de la planète Saturne font alors rétrospectivement comprendre combien l’ancrage du film dans la science-fiction participe lui aussi, au niveau narratif, de la logique figurative d’une utopie prolongeant et transformant la catastrophe. La mer d’Aral jouxte en effet le cosmodrome de Baïkonour où le programme spatial soviétique a lancé plus d’une fusée : sans que l’assèchement de la mer soit directement le fait de la conquête spatiale, les deux événements sont liés dans l’imaginaire de l’utopie totalitaire socialiste et rappellent l’escalade de la dissuasion nucléaire pendant la Guerre froide 11. Xavier Christiaens renoue ainsi avec la structure même de l’utopie moréenne dont Louis Marin a montré combien le narratif y subsiste dans le descriptif « à l’état de traces d’enclaves qui marquent […] dans le produit achevé, les procès occultés par lesquels il fut produit : les courts récits fragmentaires déchirent le tableau représentatif, trouent la toile où est dessinée la figure du meilleur gouvernement et révèlent dans l’utopie, le travail de la pratique utopique, son sens, son rapport à l’histoire et aux conditions socio-historiques de sa production 12 ». S’il s’agit des guerres et de l’exploitation économique entre Angleterre, Portugal, Espagne et Amérique chez Thomas More, ce sont les hommes et les espaces traumatisés par le socialisme soviétique qui forment dans La Chamelle blanche les traces catastrophiques que le film redit d’une autre façon, en s’adossant à la fiction d’un voyage spatio-temporel qui peut être qualifié d’utopie plastique en ce que son « référent […] n’est ni l’origine, ni le modèle, ni la fin du texte. Car l’Utopie est d’abord un texte […] qui marque un écart, une différence active à l’intérieur de la réalité historique et géographique. […] Sa réalité est de l’ordre du texte ; elle est précisément une représentation figurative que le texte inscrit sous son discours et par lui 13 ». Ainsi, malgré la tonalité sombre des films de Xavier Christiaens, il ne s’agit pas pour autant de dystopie mais bien d’une contre-proposition qui, grâce à l’imaginaire de la science-fiction, à la rêverie et aux potentialités plastiques de la vidéo numérique, propose un lieu d’image d’où le bonheur n’est pas absent, même s’il prend la forme modeste et fantasmatique de regards-caméras de femmes et d’enfants, voire d’une chamelle blanche passant comme un mirage dans une rue déserte. Par ailleurs, il paraît que le niveau de la mer d’Aral remonte depuis quelques années.
Dans ses « Thèses sur l’idéologie et l’utopie », Louis Marin postule que le mode de figurabilité qu’est l’utopie est à la fois système et stratégie – « système comme reconstruction de la réalité dans le concept, réarticulation du donné dans l’objet de connaissance, critique de la connaissance de ce donné ; stratégie comme ensemble des opérations destinées à transformer la réalité, projet révolutionnaire 14 » –, mais selon une modalité aveuglée, où manque la conscience des opérations de production qui font de l’utopie « la figure systématique dans le discours d’une stratégie des jeux d’espace signifiants et signifiés du texte ». De cette vision structuraliste, deux choses à retenir pour penser l’utopie plastique dans le cinéma expérimental contemporain : la nécessité d’une lecture critique pour faire advenir la conscience de la pratique utopique là où ne se donnait que son résultat – et c’est d’autant plus crucial pour une pièce abstraite comme celle de Jacques Perconte ou pour le film apparemment dystopique de Xavier Christiaens – ; et le renversement politique avant tout, et peut-être seulement, textuel, que suppose une telle stratégie : il s’agit non d’un rapport majoritaire, interventionniste et militant au réel, mais de détails, de traces ou vestiges en creux, bref du mineur comme catalyseur, dans l’espace du film, dans le rapport créé entre la réalité et son travail utopique, de métamorphoses (Perconte) ou de mémoire trouée (Christiaens). Et puisque chaque procès utopique signale à la critique l’enjeu historique même de sa fabrique, qu’en est-il du contemporain que vise aujourd’hui l’utopie plastique ? Les films de Jacques Perconte et Xavier Christiaens organisent un système de sauvetage du réel moins pensé comme injuste et inégalitaire, comme chez Thomas More, que menacé d’anéantissement. Un tel déplacement se lit dans la disparition de la société au profit exclusif du paysage : naturel ou industriel, ruiné par l’homme ou ses machines, retravaillé par les instruments mêmes de sa possible annihilation, le paysage devient le nonlieu utopique attestant d’une humanité absentée, fantomatique ou réduite à l’oeil prothétique d’une caméra numérique, désormais seule comptable d’une beauté en sursis qui ne se survit que de sa plasticité même.
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1. Jacques Perconte, né en 1974 à Grenoble, travaille les images (fixes ou animées) à partir des possibilités plastiques des outils numériques.
2. Xavier Christiaens, réalisateur et producteur belge né en 1963, a réalisé deux films sur les ruines humaines et écologiques de l’empire soviétique, Le Goût du Koumiz (2002) et La Chamelle blanche (2006).
3. On pourrait entre autres ajouter à ces deux cas les inflexions poétiques de F. J. Ossang, le travail sur les images d’archives dans 200 000 fantômes de Jean-Gabriel Périot (2007) ou encore la trilogie des migrants de Sylvain George pour laquelle je me permets de renvoyer à mon texte « La jungle de Calais : contours d’une utopie cinématographique selon Sylvain George », dans Sébastien Denis et Claire Sécail (dir.), Images, médias et politique, CNRS Éditions, 2013, p. 359-368.
4. Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Minuit, 1973, p. 24 : « Tout texte opère en vérité une équivalence entre l’espace et le discours, mais le texte utopique en est une forme remarquable dans la mesure où il amène en coïncidence la définition opératoire du texte en général et son projet propre, son signifié spécifique : le “contenu” de l’utopie, c’est l’organisation de l’espace comme un texte ; le texte utopique, sa structuration formelle et ses procès opérationnels, c’est la constitution du discours comme un espace ».
5. Ibid., p. 76.
6. Giorgio Agamben, « Notes sur le geste » [1992], dans Moyens sans fins. Notes sur la politique, Rivages, 1995, p. 59-71. Le geste se distingue de deux autres pratiques humaines, l’action (praxis ; agere) et la fabrication (poiesis ; facere) : le geste n’est ni de l’agir (une fin sans moyens) ni du faire (un moyen en vue d’une fin), mais consiste à assumer, soit « présente[r] des moyens qui se soustraient comme tels au règne des moyens sans pour autant devenir des fins », ou encore « exhiber une médialité, rendre visible un moyen comme tel. »
7. http://apres.technart.net/, consulté le 6 avril 2014.
8. Nicole Brenez, « Poèmes argentiques contemporains, génie de l’instable », conférence au Fresnoy du 10 février 2011, http://blog.technart.fr/2011/02/nicole-brenez-poemes-argentiques-contemporains-genie-de-linstable/ consulté le 4 avril 2014.
9. Louis Marin, op. cit., p. 80.
10. Mail du 22 avril 2014.
11. « Les fusées porteuses Saturn appartiennent au programme spatial américain qui ont servi au lancement des 13 capsules Apollo (la conquête spatiale étant l’une des fondations de cette idéologie planétaire de la maîtrise de la maîtrise, avec entre autres pour négatif, la Guerre froide et sa terrifiante embellie d’ogives nucléaires intercontinentales) » : précisions de Xavier Christiaens par mail, le 22 avril 2014.
12. Louis Marin, op. cit., p. 81.
13. Ibid., p. 84.
14. Ibid., p. 253.