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Rodolphe Olcèse, « Ouvrir le flux », Focales n° 1, Le photographe face au flux, mis à jour le 21/06/2017,
URL : https://focales.univ-st-etienne.fr/index.php?id=575.
© Focales, Université Jean Monnet – Saint-Étienne
Un constat peut-être fait quotidiennement par chacun : nous vivons l’époque du règne de l’image et ce règne transforme nos capacités de penser et, plus fondamentalement, d’éprouver le monde. L’image est partout, et il n’y a à peu près rien aujourd’hui dans nos expériences vécues, qui ne soit appelé, par quelque force irrésistible dont nous ignorons la portée véritable, à une sorte de partage du sensible, sous la forme de sa reprise numérique. L’image photographique, par les dimensions d’instantanéité et d’adhésion immédiate à la réalité auxquelles elle semble donner accès, est devenue le medium parfait pour produire un tel partage. Nos appareils domestiques fabriquent des images de plus en plus définies. Connectés sur les réseaux sociaux, ils organisent une mémoire visuelle qui se nourrit d’elle-même au quotidien.
Pouvons-nous encore parler, dans ce vaste mouvement de production d’images, d’un acte de prise de vue, c’est-à-dire d’un positionnement du regard dans et devant l’ordre du monde ? La production visuelle se caractérise maintenant en termes de flux, c’est-à-dire de mouvement de données informatiques. L’image, d’un point de vue technologique, comme tout document, se laisse reconduire à la conjonction d’un ensemble de data, de données visuelles produites dans une logique où une vue chasse l’autre à chaque instant, selon un rythme sur lequel nous n’avons plus prise. C’est jusqu’à la capacité de l’image à faire trace ou empreinte qui semble disparaître. Si tant d’images se font presque d’elles-mêmes, selon un dispositif technique où notre propre corps ne semble plus être qu’un paramètre parmi d’autres dans le déclenchement de l’outil auquel il est appareillé, quel sens y a-t-il à produire encore de nouvelles vues ?
Cette question propose d’elle-même, sa solution : si les images se donnent aujourd’hui à expé- rimenter en termes de flux, selon un mouvement qui emporte notre regard, seules des images sont à même de le retenir, de le suspendre et finalement de l’ouvrir. Pourquoi faire des images ? Précisément parce qu’il y en a trop, et que le regard doit dans cet excès qui l’environne trouver à quoi s’arrimer, pour redécouvrir ses puissances propres de compréhension ou d’interrogation du monde. Pour le montrer, nous réfléchissons à cette inflation du visible, à cette dimension résolument intrusive de l’image dans les environnements quotidiens. Cette situation contempo- raine, qui nourrit la crainte légitime de voir se construire un ordre de pur contrôle social, atteint- elle fondamentalement le pouvoir suspensif et la capacité à faire événement de l’image ? Et si oui, comment le retrouver ?
Rompre le flux : le code et l’imprévisibilité de la forme
À travers ces gestes d’édition, les artistes contemporains, à leur manière, cherchent à retrou- ver la possibilité de faire l’expérience d’un monde dont l’entreprise totalisante de Google, sous couvert de proposer une photographie intégrale du réel, semble à bien des égards nous avoir séparé. Un texte du philosophe Henri Maldiney permet de comprendre en quel sens :
L’ouverture inaugurale du monde, dans le sentir, n’a rien à voir avec ce capital de renseignements qu’on appelle aujourd’hui « information ». Nous y sommes informés en un autre sens : au sens pri- mitif, le plus concret, du mot, où « informer » ne veut pas dire « transmettre des connaissances » mais « donner forme », une forme à même laquelle une présence est amenée à soi. C’est là une situation qui n’a pas d’en deçà. Là où il s’agit d’être le là du monde, il ne s’agit pas d’enregistrer des connaissances à son sujet, mais de co-naître à son événement-avènement. Le propre de l’événe- ment, c’est d’être irrépétable, de n’avoir pas d’itération dans le temps, puisqu’il fonde le temps. C’est parce qu’il constitue lui-même un événement irrépétable, unique en sa propre genèse, qu’un tableau de Cézanne amène le fond du monde à l’existence. Le réel n’est pas répétable. Le répéter, c’est le « doubler », le trahir. Or le code, non seulement, présuppose, mais il institue le répétable. Il est une trahison de la réalité [9].
Si Henri Maldiney ne parle pas du code au sens d’un langage de programmation – l’enjeu pour lui est plutôt de montrer que la sémiotique de l’art ne permet pas d’appréhender ce qu’il y a d’irréductible dans l’expérience à laquelle ouvrent les formes esthétiques –, ce qu’il écrit se véri- fie largement dans le contexte de la numérisation des formes qui nous intéresse ici. Le prin- cipe d’une image numérique, c’est précisément qu’elle peut être répétée à l’identique sur divers écrans sans rien perdre de sa définition. Pour autant que le nombre de pixels qui la composent reste identique, elle transmet toujours les mêmes informations. L’image numérique suppose la « réitérabilité » à même son apparition, dans le sens où, même si son affichage semble ins- tantané, elle ne devient visible sur un écran qu’au terme de l’exécution du code qui contient les informations de position et de colorimétrie de chaque pixel dont elle se compose. Comme résultat d’un code binaire ou hexadécimal, l’image numérique est une forme absolument prévi- sible, il n’y a rien de vivant en elle qui puisse la faire différer de ce qu’un terminal attend d’elle.
C’est précisément en travaillant cette dimension computationnelle de la photographie numé- rique que Jacques Perconte, dans un projet qui relève du net-art, parvient à faire de l’apparition de l’image photographique sur un écran un moment à la fois unique et non répétable. I Love You [10] est une application web, initialement développée en php, devenue obsolète puis res- taurée en javascript, dont le principe est à la fois simple et vertigineux. Jacques Perconte a en effet mis en place un algorithme permettant à un navigateur web d’ouvrir le code source d’une photographie de sa compagne et de parcourir le contenu de ce fichier dans sa version hexadé- cimale. Une variable est calculée, qui résulte de plusieurs paramètres liés à des informations relatives au serveur, à l’adresse IP ou à la date et l’heure de connexion de l’utilisateur et à des constantes comme le nombre d’or. Cette variable donne elle-même lieu à une séquence hexa- décimale à deux caractères, qui est alors recherchée dans le fichier source de l’image et rempla- cée systématiquement par l’expression « I Love You ». Le fichier image ainsi transformé, quand le navigateur cherche à l’afficher, engendre une série d’aberrations plus ou moins radicales, qui peuvent aller de la simple transformation colorimétrique à la disparition du motif derrière les pixels, voire à la destruction pure et simple de l’image elle-même, quand les occurrences de l’expression « I Love You » sont si nombreuses que l’image ne peut plus du tout être interprétée. La photographie devient alors une sorte d’icône brisée : une vue promise à l’impossible.
Les implications d’un tel geste sur la pensée de l’image et de la représentation numériques sont multiples. Il y a, dans ce travail, l’intuition que l’image numérique, par la structure du code dont elle procède, n’est pas en mesure d’accueillir l’excès amoureux qui a pourtant présidé à sa fabri- cation. On pense évidemment à l’interdit de la représentation, qui n’est pas étranger à ce pro- jet. Mais ce qui importe ici, c’est que cet iconoclasme technologique traduit moins un refus ou une pétition de principe que la recherche d’une défaillance et d’un point de non-retour dans le mouvement d’une forme visuelle mise en demeure d’exprimer un sentiment qui se découvre de manière toujours neuve et imprévisible. Que peut une image à laquelle j’ordonne d’exprimer lit- téralement, en l’inscrivant dans sa structure même, l’amour que je porte à ma bien-aimée, sinon se fendre au contact de cette vague qui la traverse ? L’image numérique, comprise comme un quantum d’informations, est une image morte, tuée. Quand on y injecte un pur sentiment, elle déraille, jusqu’à se briser totalement. L’autre aspect qui semble particulièrement important dans ce travail, c’est qu’il donne les moyens de penser, dans le contexte des technologies numériques, où tout ce qui advient est programmé, et où le hasard lui-même est calculé, une relation à une forme plastique qui ne peut plus être anticipée. En mettant en échec la représentation, le projet de Jacques Perconte, d’une certaine manière, pose la question de la présence que toute forme esthétique implique et qui, quand elle engage la relation amoureuse, ne saurait être assumée sur un mode seulement virtuel. L’excès de cette présence produit, de manière active et dynamique, par un parallélisme inversé, un pur dépouillement informationnel. L’image qui contient beaucoup d’amour est plus abstraite, se dépouille de ses qualités plastiques, et porte le regard dans des régimes du visible où la figura- tion est rendue impossible. Les transformations auxquelles se prêtent les photographies d’Isa- belle, la compagne de Jacques Perconte, ne sont annoncées par rien, et c’est en quoi elles peuvent à proprement parler nous informer. Informer, rappelle en effet Maldiney, c’est donner forme. Or précisément, la forme, c’est d’abord un mouvement, une advenue. La forme se forme, aime à répéter Maldiney, elle vient toujours depuis son propre fond, et se signale elle-même dans le mouvement de son autogenèse. Une forme esthétique n’a pas de dehors, pas de voisinage dit encore Henri Maldiney [11], ce qui est bien le cas des images engendrées par l’algorithme de Jacques Perconte, qui voient les détails du corps qu’elles tentent de figurer proposer des espaces visuels sans contiguïté ni extériorité. C’est pourquoi elles font événement dans le flux : elles y introduisent des failles qu’elles franchissent aussitôt pour porter le regard à ce qui dans l’image ne peut pas être imaginé. Inscrites dans le flux, elles le brisent pour y ouvrir le lieu de leur propre apparition, unique, jamais réitérable, car d’emblée anéantie par cette ouverture du code.
Il importe de souligner que, si l’algorithme mis en place par Jacques Peconte pour I Love You pro- duit des images souvent arides et inconfortables, l’artiste a su trouver une touche proprement pic- turale dans son travail, qui est particulièrement sensible dans ses séries d’impressions d’images fixes réalisées à partir de flux vidéo. Ces derniers sont soumis à des algorithmes de compres- sion qui opèrent sur la matière des images, mais dans une perspective où il s’agit, à la différence du pur lâcher-prise qui est à l’œuvre dans I Love You, de produire des altérations visuelles dési- rées et d’une certaine façon contrôlées, pour porter les images à une dimension plastique tout à fait sidérante. C’est ainsi que Tempête à Vielle-Saint-Girons [12] par exemple, ou encore la série des Marines [13], dont le titre, qui est un motif en soi, dit bien la dimension picturale, se fraient un chemin entre plusieurs régimes d’image, de la prise de vue réelle à la peinture, pour resti- tuer une expérience du paysage qui renoue avec une tradition figurative tout en reconduisant la pratique artistique à l’exigence d’ouvrir à un monde sur lequel le regard se pose pour la pre- mière fois. Dans leur dynamique, les images génératives de Jacques Perconte retrouvent quelque chose de ce qui caractérise les formes esthétiques selon Maldiney, qui ne peuvent être là et se trouver elles-mêmes dans le « y » du « il y a » qu’en brisant le cercle de nos habitudes, des sys- tèmes de représentation et des réseaux de signification dans lesquels elles émergent pourtant. Pour se tenir face au flux, il faut commencer par l’ouvrir, c’est-à-dire aussi bien y plonger que le briser. Car il n’y a que par le dérèglement de notre environnement habituel d’existence que les dimensions de surprise, de rencontre et d’événement – autant de termes qui ont pour Maldiney valeur de synonymes – deviennent enfin possibles. Dans un autre texte, le philosophe rappelle :
Un événement est une déchirure de la trame de l’étant, de ce qui va de soi et va sans dire, soit par habitude, soit par système. La pensée se trouve devant la chose quand cessent d’être opérants le réseau des significations et l’intersection des expériences acquises. L’altérité ne peut être que ren- contrée. Et toute rencontre a lieu dans la surprise. Ce qui étonne dans un événement ou une chose est ce qui fait son propre : premièrement qu’il y ait quelque chose de tel, deuxièmement, que j’y aie ouverture... les deux à partir de rien [14].
Ce que montre un travail comme celui de Jacques Perconte, c’est que les images numériques – ni plus ni moins que toute forme plastique, pour autant que soient compris les processus qu’elles engagent, et partant, les lieux où peut s’immiscer notre regard avec elles – sont aussi là pour nous permettre de prendre toute la démesure de notre expérience du réel. Le réel, aime à répé- ter Maldiney, c’est ce que l’on n’attendait pas, et qui sitôt paru, est depuis toujours déjà là. Si le flux des images qui nous assaillent de toutes parts semble n’avoir d’autre finalité que de nous détourner du réel, il importe de chercher dans ce foyer en constante inflation des formes qui soient à même de nous envoyer à travers le monde, dont elles ouvrent les dimensions en nous ouvrant à lui, dans une situation qui n’est plus de face-à-face ou de vis-à-vis, mais de co-apparte- nance. Et ce que nous donne cette co-naissance au monde, qui se signale quand nos habitudes se brisent sur la fine crête de l’événement et nous abandonnent tout entier à la surprise d’exis- ter, c’est que l’essentiel de ce que la forme plastique, sans voisinage ni dehors, a à nous com- muniquer, c’est la possibilité où nous sommes de lui être présent, et que nous ne découvrons jamais que là où elle commence, dans l’ici et maintenant d’une rencontre avec le réel, qu’elle nous adresse dans sa radicale nouveauté.
9 Henri Maldiney, « La présence de l’Œuvre et l’alibi du code », in Art et Existence, Paris, Klincksieck, 2003, p. 27.
10. < http://iloveyou.38degres.net/ >
11. « Ce qui fait la fragilité d’une œuvre d’art fait aussi sa rigueur : elle n’a pas de voisinage » in Henri Maldiney, L’Art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’act, 1993, p. 21.
14. « Une phénoménologie à l’impossible : la poésie », in Henri Maldiney, L’Art, éclair de l’être, op. cit., p. 80.